SOUVIENS-TOI QUE TU ES POUSSIÈRE

Année A - Mercredi des Cendres (Mt 6, 1-6. 16-18)                                                                Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice

 

 

      “Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière” 

 

      La liturgie d’aujourd’hui contient un impératif sec et sans équivoque, accompagné par la traditionnelle imposition des cendres sur la tête, en référence évidente à la création d’Adam (Gen 2, 7). Si nous sommes mal disposés, cette phrase semble être une menace, mais si nous connaissons nos propres limites, l’expression nous semblera bien plus agréable, plus légère. En effet:

      

      “Souviens-toi! …” que tu es fait de terre. Si à la fin de tes jours tu es in-humé (mis sous terre), il n’y a qu’une poignée de terre qui restera de toi. Et si tu veux être prompt en affaire et tu te fais mettre au four crématoire, le résultat sera toujours le même: une poignée de cendres. Dois-tu pleurer? Dois-tu réaliser les pas de la danse de la vanité comme on le faisait au Moyen Âge, pour détourner la pensée de la mort qui, en temps de peste, se présentait avec une faux à la main? Dois-tu t’abandonner à un triste soliloque sur l’être et le non-être comme Hamlet? Dois-tu mener ta méditation sur la Préparation à la mort avec un crâne dans les mains, genre littéraire et figuratif très à la mode au XVIIIe siècle? Rien de tout cela: l’impératif liturgique n’est pas une menace, ni une affirmation triste, pessimiste ou nihiliste. C’est une prise de conscience.

      

      “Souviens-toi! …” que tu es fait de la meilleure partie de la terre, la partie humide et fertile, de laquelle on tire les mots de humus, homo, c’est à dire la terre qui libère la vie et se prête à être cultivée. En fait, même en araméen, ‘adamà signifie boue, limon, terre fine, la bonne terre déposée le long des rives des fleuves et des plaines alluviales. Si donc je dis Adam, je dis terre. En fait, Adam n’est pas un nom propre de personne, mais il est un terme générique pour désigner l’homme, tout homme, fait de terre. Je suis donc Adam-Homo, mon vrai nom est: fait de bonne terre, de la partie la plus fertile et noble de la terre! Il est facile de deviner qu’une poignée d’une telle terre dans un petit pot placé au soleil produit nécessairement une nouvelle vie! Ton corps dans un beau cercueil fera mieux: la nouvelle vie qui t’attend s’appelle résurrection!

 

      “Souviens-toi! …” que la terre accumulée le long des rivières est toujours en mouvement. L’évolution du monde est continue, imparable. La genèse du cosmos a préparé la genèse de la vie, et la genèse de la vie a posé les conditions pour la genèse de la conscience. En fait la matière inanimée, le cosmos organisé et la nature des êtres biologiques se retrouvent unis dans l’homme, ou plutôt dans le Moi pensant de l’homme. Le Moi que je suis est la terre qui a atteint son plus haut degré de perfection!

      

      “Souviens-toi! …” que, si ton humanité n’est rien d’autre qu’une poignée de terre, le souffle de vie qui est en toi dit que ton être, ta consistance, vient d’un Dieu qui te fait exister. La matière toute seule n’aurait jamais réussi un tel exploit!

 

      Pourtant, ils ont oublié! ... La grande majorité des êtres humains ne pense qu’à manger pour ne pas être mangé, et à se divertir pour ne pas céder au désespoir. Ils semblent bien plus des hommes heureux d’être des animaux, que des animaux heureux d’être des hommes. Bien qu’ils soient constitués d’une terre fertile et cultivable (c’est le début du discours cultuel et culturel), les hommes pointent le revers, ils jouent à ceux qui font le pire, à ceux qui dégénèrent toujours plus. Les physiciens par exemple, ont oublié les grandes spéculations cosmologiques et ils ont produit le monstre nucléaire. Les chimistes, de leur côté, pour fertiliser la terre, l’ont effrontément polluée. C’est au tour maintenant des biologistes et de la technologie appliquée aux processus vitaux et reproductifs. 

 

      Les progrès sont splendides et les applications sont merveilleuses, mais le monstre de la biologie ne s’est pas encore manifesté. Tôt ou tard, dans le domaine de la famille, de la sexualité et de la génération, il se passera quelque chose qui ressemblera beaucoup à la bombe atomique et au changement climatique. Pour finir, même les biologistes baisseront les oreilles et continueront à faire leur travail sans l’ivresse ou la présomption de ceux qui transforment la liberté de la recherche en arbitraire sur la vie humaine. L’invitation au Carême de Jésus est d’une bien autre teneur: “Toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage; ainsi, ton jeûne ne sera pas connu des hommes, mais seulement de ton Père qui est présent au plus secret”. 

 

      Comment rappeler ces mots aux gens au ventre plein, qui ont fini par perdre le vrai goût des choses? L’industrie alimentaire, qui a oublié l’intérêt primaire des populations, a modifié la perception du monde, de ses saveurs, de ses arômes. Par exemple, avec des fraises, on nous fait des glaces, des chewing-gums, des bonbons, des gâteaux, des liqueurs, des détergents, des arbres magiques, des cosmétiques, des rouges à lèvres, des crayons, de l’eau de toilette, des préservatifs, des déodorants axillaires, des déodorants pour le drain de salle de bain, le tout au parfum de fraise.

 

       Qu’ils sont étranges ces hommes sans mémoire: il leur faut forcément une bombe, il leur faut forcément les poisons qui polluent l’atmosphère, il faut forcement produire des clones à la manière d’Ellen Ripley dans le film Alien, pour constater qu’on ne plaisante pas impunément avec le feu. Les hommes ont oublié que leurs choix et leurs actions sont limités, circonscrits dans un horizon que la science morale doit mettre en évidence. En effet, dans tout type d’organisation hiérarchique, qu’elle soit religieuse, ecclésiale, politique, scientifique, médicale ou industrielle, on retrouve toujours une étrange arrogance, une pernicieuse violence, une hybridation entre le bien et le mal, un mélange délibéré d’âne et de cheval pour produire une mule utile mais stérile, toutes choses qui font penser à la hideuse présomption de l’ange déchu. Est-ce cela que nous recherchons? 

 

      Heureusement, il y a une justice qui existe dans les choses, et chaque fois qu’il y a une catastrophe ou un malheur, un règlement de comptes s’opère. L’ancien mot de cosmos, en Grèce, a été d’abord utilisé dans les tribunaux, pour indiquer le Droit et la Loi (pour les latins: mundus, c’est-à-dire ordonné, propre). En fait, la Loi tente de mettre de l’ordre dans la coexistence humaine. Dans un deuxième temps, le concept juridique et primitif de cosmos a été transféré aux premières investigations sur la Nature (dont la cosmologie comme nouvelle science). En fait, l’idée sous-jacente est que même dans la Nature il y a des guerres, des conflits et des oppositions: les tremblements de terre, les tempêtes, les inondations, les épidémies, les maladies … Les êtres de la Nature sont toujours en conflit, mais la déesse Dike (la Justice) exerce également son autorité sur elle. Tout ce qui naît, qui se nourrit, qui se développe, le fait au détriment d’autres êtres qui naissent, qui se nourrissent et qui se développent. Ainsi, le dieu Cronos (le Temps), pour mettre les comptes à niveau, a établi une fin pour tout être, pour permettre à d’autres êtres de prendre la relève. Anaximandre explique le devenir et la mort des êtres “comme une querelle judiciaire, dans laquelle elles doivent s’accorder réciproquement une amende et une compensation pour leur propre injustice, selon la peine du temps” (1) On retrouve-là, peut-être, l’origine de la douleur humaine: comme je viens à ce monde au détriment de quelqu’un d’autre, je dois moi aussi, à mon tour, verser un prix en échange d’un droit de passage.  

 

      Même le chemin du Carême des chrétiens implique une sorte d’amende et de restauration de la Justice. Mais dans ce cas l’homme de Foi se lève et recommence à marcher non pas selon le dieu Temps, mais selon le temps de Dieu, avec toute son humanité, sur le chemin de l’humilité, en hommage à l’humus, à la terre fertile, à la poussière qu’il est! Dieu merci, parmi les nombreuses applications que nous avons dites précédemment, une fraise des bois a également la propriété de nous rappeler de quoi nous sommes faits: une poignée de terre parfumée! La vie est en nous!

 

      (1) Cf. Werner Jaeger, “Paideia”, La formazione dell’uomo greco, Bompiani 2003, pp. 214; 264-266

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A-Quar-00 - SouviensToiQueTuEsPoussière.
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