JE NE SAIS PAS, DONC JE VEILLE

Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes                 

Année A - I Advent (Mt 24, 37-44)                                               

par André De Vico, prêtre

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue

 

 

      “Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur vient … Tenez-vous donc prêts, vous aussi: c’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le Fils de l’homme viendra”.  

 

      Le premier dimanche de l’Avent signe le début de la nouvelle année liturgique qui, avec son cycle de lectures de trois ans (années A, B, C) reprend la vie, l’enseignement et le mystère du Christ. C’est une invitation à recommencer, à écouter la Parole sur un plan supérieur. La liturgie est comme un serpentin qui se tourne et tourne sur l’axe du temps, il revient donc toujours sur lui-même mais jamais au même endroit. La liturgie a le regard tourné vers la venue du Christ, comme en témoigne le formidable appel de ce dimanche: “Veillez, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur viendra …”

 

      Et pourtant, à la Messe, il n’est pas rare de ressentir un sentiment d’ennui et de répétition, jusqu’au rabâchage. Si une célébration est médiocre, cela ne dépend certainement pas de la Liturgie, mais de son manque de préparation, du type de participation, de la disposition personnelle de chacun. Nous pensons au pauvre prêtre forcé à courir d’une église à une autre, à sauter d’un horaire à l’autre, le dimanche. Nous pensons à l’attitude passive des gens “habituées”, distraites ou pressées, qui vivent un événement les yeux ouverts, sans trop comprendre ce qui se passe. Nous pensons aux interminables bavardages du début et de la fin d’une célébration … à ceux qui gardent un œil sur le téléphone portable … à ceux qui mâchouillent leur stupide chewing-gum … Une Liturgie solennelle avec un résultat médiocre est comme la médaille et son revers. 

 

      “Je ne sais pas” le jour, ni l’heure. Je sais juste que je ne sais rien. Bien que je m’applique à l’étude de Dieu, de l’âme et du monde, la chose la plus sûre que je sache est que “je ne sais pas”. Le Qohelet, sage agnostique et désillusionné de l’Ancien Testament, deux siècles avant le Christ avait déclaré: “Dieu dans le cœur humain a mis le sens de l’éternel, mais sans que l’homme puisse saisir le début et la fin de la création divine” (Qo, 3, 11). Cela signifie que même si j’ai une certaine “vision globale” ou une “vue panoramique” sur le monde, je ne peux pas complètement comprendre le projet de création. Bien que je voie le temps passer en ce moment particulier, je ne peux pas dire d’où je viens ni où je vais. Bien que j’ai dans mon cœur un besoin d’harmonie et de bonheur, je le vois ponctuellement nié par les faits, et “je ne sais pas” dire pourquoi. Plus j’y pense, et plus le sens de mon identité, de mon origine, de mon destin, m’échappe. Plus j’examine, plus le mystère s’épaissit. C’est un supplice constant pour ma faible intelligence, qui livrée à elle-même ne peut pas étendre une texture sensée de tout ce qui la concerne, comme si Dieu avait revendiqué pour lui-même la connaissance du Principe et de la Fin, de l’Alpha et de l’Oméga.

 

      Comme “je ne sais pas”, je peux réagir de manières différentes. Je peux faire comme ceux du temps de Noé: “... on mangeait et on buvait, on prenait femme et on prenait mari … les gens ne se sont doutés de rien, jusqu’à ce que survienne le déluge qui les a tous engloutis” (Mt 24, 38-39). L’Évangile établit un parallèle entre la génération de Noé et celle de Jésus, une génération plus inconsciente que perverse: ils ne pensaient qu’à manger, à boire et à s’amuser, sans se rendre compte de la ruine qui incombait sur eux. Ils ne se doutaient de rien, jusqu’à ce que le déluge ait bouleversé la vie quotidienne et répétitive de cette génération. Ou puis je peux faire comme les contemporains de saint Paul, qui s’amusaient grâce aux “orgies et beuveries, luxure et débauches, rivalité et jalousie” (Rm 13, 13). Chez Isaïe, les désespérés de la vie ne savent rien dire d’autre que: “mangeons et buvons, car demain nous mourrons” (Is 22, 13).

 

      Tout cela remet également en question notre génération, si engagée à dépenser, acheter, consommer, jeter, remplacer ... L’inconscience et la perversion sont toujours les mêmes. Le mal est banal, il est comme le porno au lieu de l’amour: il se répète toujours de la même manière, compulsivement. Tant de vies gâchées par la satisfaction éphémère d’un moment. Ennui, absence d’émerveillement, ivresse de vin, de nourriture, de drogue, de sexe, de vitesse, cette folle frénésie qui se traduit par une non-vie, un gaspillage de soi, un gâchis d’un temps perdu à jamais. Bref, les gens finissent par ne plus rien apercevoir et vivent comme s’il ne restait plus rien à faire, plus de nouvelles personnes à attendre….

 

      À un moment donné, dans ce scénario spatio-temporel sordide, un événement inattendu se produit: “Dieu a envoyé son Fils révéler le dessein caché au fil des siècles” (cf. 1 Gv 4, 9-10; Ef 3). “Révéler” signifie “enlever le voile”. Et quel est le temps, sinon le “voile” de Dieu? Avec mes seules capacités, je ne peux rien voir de la sphère divine, car il y a le “voile” des événements temporels entre les deux. Bien sûr, le temps est aussi le lieu où l’œuvre de Dieu prend de la consistance, le temps est ce qui permet le peuplement de l’espace, le temps est le lieu où l’on trouve une infinité de créatures sortant des mains de Dieu. Mais les créatures peuvent aussi être un obstacle, en faisant office d’“écran”. Par exemple, le brillant scientifique peut utiliser ses découvertes comme des outils pour “parcourir” la réalité, mais il peut également se retrouver enfermé dans des formules déterministes que lui-même a découvert. Pour un poète ou un mystique c’est un peu différent, et plus facile: lorsqu’il observe l’horizon, le dos d’une main ou la courbe de son front, ceux-ci peuvent bien sûr, constituer “une limite de création”, mais peut-être aussi “une frontière ouverte à l’infini”.

 

      Au début de ce nouveau cycle liturgique, je me propose donc d’être “plus attentif”, je vais essayer de relier la texture des événements quotidiens à la venue (“avent!”) du Christ! Je ne participerai plus à la Messe pour payer ma taxe dominicale, ou pour un simple “parce que j’aime aller à la Messe”, ou “parce que c’est la tradition”, ou “parce que c’est mon devoir” en cas de mariage ou de funérailles. J’irai à la Messe pour une raison bien plus solide: pour rencontrer le Seigneur!

 

      En fait, “l’acclamation anamnétique” anticipe sur les lèvres du peuple ce que le célébrant est sur le point de dire dans la prière eucharistique qui suit: “nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire”. Cette acclamation populaire, insérée au milieu du “discours orationel” que le président adresse au Père, renforce plus le lien qu’il ne le rompt.

 

      Ainsi, en participant à cette liturgie qui me met en contact avec le mystère pascal du Christ, j’acquière le pouvoir de hâter le jour de son retour! Si je ne fais pas cela, il reviendra quand-même, mais pas pour moi. Un jour il est venu, “dans la chair”. Il vient aujourd’hui, “dans l’Esprit”. Il reviendra, “dans la gloire”. “Je ne sais pas” quand, alors je veille, sans désespérer, sans m’abandonner à la sensualité bovine, aveugle et sordide, du “carpe diem!” “Je ne sais pas, donc je veille!”

 

              Amen   

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