LA BARQUE DE PIERRE

  Année A - XIV Ordinaire (Mt 14, 22-33)                                                                                  Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice 

 

 

      “La barque était déjà à une bonne distance de la terre, elle était battue par les vagues, car le vent était contraire. Vers la fin de la nuit, Jésus vint vers eux en marchant sur la mer … Jésus leur parla: ‘Confiance! c’est moi; n’ayez pas peur!’ ”   

 

      Le soleil ne chauffe plus le travail quotidien, un front tout noir de tempête se profile à l’horizon, les vagues s’écrasent sur la petite coque d’une barque, les pêcheurs expérimentés tremblent: la mer nous trahira (1). Ils sont excités, ils cherchent à s’entraider le plus vite possible, ils ont peur. Jésus s’approche, tout en marchant sur les eaux agitées. Pierre, s’étant assuré qu’il ne s’agit pas d’un fantôme, réagit d’une manière impulsive, veut le rejoindre sur les eaux, et pour un petit moment il réussit à le faire. Puis il recommence à avoir peur, et à couler. Ce qui se passe à ce moment-là, dans le cœur de Pierre, personne ne le sait. Il n’a aucune chance de s’en sortir, il est dans l’eau jusqu’au cou: “Seigneur, sauve-moi!” Et Jésus, en lui donnant la main, lui dit: “Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté?”

 

      L’étendue des eaux agitées par les vagues et les vents contraires est une métaphore de notre vie, qui assez souvent ressemble à une nacelle de secours très fragile, qui s’avance sous un ciel noir et sans étoile. S’il y a une destination, elle reste cachée derrière l’horizon. La nacelle en difficulté pourrait être notre mariage, nos affaires, notre santé. Le vent de face pourrait être l’hostilité ou l’incompréhension des autres, l’imminence d’une faillite, la difficulté de trouver un travail, une maison. Comme Pierre tout au début, il nous arrive de faire face à la situation en faisant preuve de détermination, en marchant sur les eaux, mais quand l’épreuve devient de plus en plus longue et dure à supporter, nous nous laissons couler, nous perdons notre courage.

 

      Saint Augustin nous rappelle que l’Église est également comme ça: une petite embarcation lancée à la mer, qui traverse une tempête ou une période de calme plat, ou parfois des poches de dépression et ainsi de suite. Pour continuer le voyage, l’Église est équipée d’un instrument, d’un stabilisateur capable d’absorber la force de frappe des vagues et de la transformer en mouvement. En fait, un marin expérimenté sait utiliser la force du vent lui faisant face pour aller dans la direction voulue. Cet outil s’appelle: patientia, à ne pas confondre avec la résignation passive ou avec l’attitude du philosophe stoïque qui subit les épreuves les plus dures de la vie sans exprimer une seule plainte. L’endurance des philosophes sera noble, mais elle est silencieuse, elle n’a pas de ciel sur elle-même. La patientia est donc une attitude active, autrement dite: tolerantia (résister, ne pas céder, tenir fermement …) La patientia dont parle Saint Augustin suppose une attitude active de Foi, c’est à dire agir comme un marin qui tient la boussole. Le sillon que l’Église ouvre dans la mer de ce monde a une direction, un but, une entrée dans un Royaume où le soleil ne se couche jamais. Pour y parvenir, l’Église vit patiemment le temps présent, un temps fait de précarité, d’attente, de tension, de persécution, d’épreuves, de scandales, de division et de schismes.

 

      La charge qui alourdit le voyage de l’Église est rendue par Saint Augustin avec le terme de pressura. L’Église est pressurée, touchée, pincée de l’intérieur, par un fardeau causé par ses membres eux-mêmes, dont les actions provoquent assez souvent des scandales et des divisions. Cela se passe comme le fruit de l’olivier qui est soumis à la presse et se transforme en huile: le jus d’un côté et les déchets de l’autre, un processus indispensable et providentiel. Par ailleurs, il y a des gens qui ne se reconnaissent plus en cette Église qui n’est plus cohérente avec elle-même. Ils souhaitent voir une Église sans tache et sans compromis: soit elle est pure, soit il n’y a pas d’Église. Ils songent à une communauté idéale, utopique, et quand il leur semble l’avoir trouvée, ils cherchent à se réfugier dans un cercle exclusif composé de peu d’élus où ils se sentent à l’aise, en nourrissant un esprit sectaire. 

 

      Saint Augustin nomme ce refus de patience et de tolérance: “intemporale peccatum”, c’est à dire “péché d’anachronisme”: c’est  la prétention d’anticiper le jugement divin sur le monde et sur l’histoire, en séparant avant l’heure les bons des méchants, nous des autres, en se mettant du côté des justes bien avant le Jugement Dernier. Pour indiquer cette attitude de puristes ou puritains, Saint Augustin utilise une image à donner des frissons: celle d’un avortement précoce, provoqué par une impatience coupable: “N’écrasez pas le ventre maternel de l’Église avec votre impatience” (Sermo 216, 7). Cet appel est adressé aux Donatistes (IV-V sec), qui avaient déclaré leur communauté l’unique et pure Église des saints, l’ Église immaculée des martyrs, opposée à l’Église contaminée des traîtres, c’est à dire les Catholiques qui en temps de persécutions tradiderunt, livrèrent les textes sacrés à leurs persécuteurs, qui voulaient les détruire. Ensuite, les traîtres se repentirent du geste causé par leur peur, mais les Donatistes n’admettaient pas la réintégration de la Grâce: qui a péché, a péché à jamais. Cette prétention de pureté et de sainteté se représentera plus tard, aux temps du haut Moyen Âge (XI-XII sec.), quand des grandes hérésies populaires feront surface, en particulier celle des Cathares (les purs) et des Albigeois, à partir de certaines petites villes de la France du sud (Albi).

 

      Saint Augustin n’exclut pas qu’une Église des saints puisse déjà exister sur terre, mais ceux qui en font partie ne le savent pas. De même, il y a des fils de l’Église qui semblent être dehors, mais ils sont dedans et ne le savent pas. Qui est dans l’Église, et qui est en dehors? Personne ne le sait. Quand aurons-nous une sécurité parfaite? Saint Augustin répond: “Ici, jamais” (En. in Ps. 99, 11). Cette incertitude, ce n’est pas de l’angoisse ou de la résignation, mais comporte une juste attitude de patientia. Que chacun reste à sa place et continue son travail. C’est un paradoxe, mais un mélange de bons et de mauvais, la coexistence de vrais et faux chrétiens, constitue pour l’Église une garantie d’authenticité. On doit se méfier d’une communauté où ne sont admis que les braves gens ou les pratiquants, alors que les faibles et les pécheurs en sont exclus. Patience et tolérance pour les frères qui essaient de faire les malins. Solidarité envers ceux moins doués. Les auditeurs plus éveillés doivent agir de façon à permettre à la nourriture spirituelle d’arriver à tous. Exercer la persévérance jusqu’à la fin, pour ne pas perdre le fruit de tant de travail. Ne pas gaspiller tout en une fois, comme une course de cent mètres de laquelle on attend un résultat immédiat, mais courir un marathon au pied léger et tranquille, qui nous offre la possibilité de durer. L’Eglise n’est pas faite de personnes pures et justes, mais est ouverte à tous. Elle accueille tout le monde, elle est la maison de tous. Il faut nous rappeler que même dans nos familles, nous trouvons des difficultés, de la négativité. Nous sommes construits d’épreuves, de tentations et de combats que nous devons gagner et qui nous aident à devenir plus fort.

 

      Saint Augustin parle aussi de certains chrétiens qui “patientiam perdiderunt” (Sermo 4, 33), ce qu’il ne se traduit pas avec un banal: ils ont perdu la patience, mais: ils ont perdu la capacité de vivre l’attente. Un chrétien qui a perdu ça, en tant que chrétien, a tout perdu, et il passera le reste de sa vie en pleurant ses maux ou en regrettant les temps heureux d’autrefois, quand on avait de belles traditions et qu’on priait tous ensemble en famille. Il ne profite pas du temps que Dieu lui offre aujourd’hui, et ne chauffe pas son cœur par la réjouissante attente du monde à venir.

 

      La trace ouverte par l’Église dans la mer du monde a une direction qui se précise dans le temps, l’espérance d’atteindre la destination, le port souhaité, l’accès à un Règne où jamais plus il ne fait nuit. Pour réaliser cela, nous devons assumer patiemment le temps présent qui est fait de précarités, d’attentes, de tensions, de persécutions, d’épreuves, de scandales, de divisions, de crises et de schismes. Nous n’avons que cette Église, cette barque, et nous naviguons dans ces eaux-là: la barque de Pierre, “homme de peu de foi”, en qui le Christ a remis sa confiance. 

 

     “Allez, homme de sable, la mer est à moi, le navire ne coulera jamais!”  (2)     

      

(1) (2)  Cf. Domenico Machetta, “La Tempesta”, in “Mille Alleluia”, Canti per la preghiera dei giovani, LDC (1970?)    

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