L’EMMANUEL

Année A - IV Advent (Mt 1, 18-24)                                                                                           Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes   

par André De Vico, prêtre                                                            

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice

 

 

       “Tout cela est arrivé pour que soit accomplie la parole du Seigneur prononcée par le prophète: Voici que la Vierge concevra, et elle enfantera un fils; on lui donnera le nom d’Emmanuel, qui se traduit: ‘Dieu-avec-nous’ ”    

 

      À l’époque d’Isaïe, Israël était un petit État situé entre l’Assyrie et l’Égypte. Nous sommes dans les dernières années du royaume d’Israël, à la veille de la terrible déportation à Babylone (722 av. J.-C.). Des vents de guerre soufflent, des armées étrangères sont aux portes, le roi Acaz est en difficulté, il réfléchit à une demande d’aide internationale. Sur lequel des deux pouvoirs s’appuyer? La logique qui divise les hommes en deux blocs opposés est aussi ancienne que le monde: l’Orient et l’Occident, la Mésopotamie et l’Égypte, l’Euphrate et le Nil, l’Est et l’Ouest, la Russie et l’Amérique, le Nord et le Sud, la planète des hommes contre la planète des femmes, la droite politique contre la gauche …

 

      Isaïe est opposé à toute forme d’alliance: en effet, Israël risque de rester soumis à l’étranger, qui imposerait des lois contraires à la religion des pères, provoquant une perte d’identité. Cette position ne révèle pas un calcul politique, mais repose sur une certitude de foi: Yahweh Dieu restera fidèle à la maison de David, nous n’aurons donc besoin de rien d’autre! Au moment où Acaz insiste dans son idée de rechercher un allié fort, Isaïe se fâche et lui offre la preuve imminente de la volonté divine, le temps nécessaire pour mener à bien une grossesse: “Voici que la vierge est enceinte, elle enfantera un fils, qu’elle appellera Emmanuel (c’est-à-dire: Dieu-avec-nous)” (Is 7, 14).

 

      Puisque nous sommes à la cour du roi, il est légitime de supposer qu’Isaïe pense à une princesse de la maison royale, comme s’il disait: “si toi, roi incompétent et faible, tu ne t’es pas montré à la hauteur de la situation, sache qu’après toi viendra un autre qui fera ce que tu n’as pas été capable de faire. Il sera lui notre chef, pas toi. Cet enfant sera appelé  ‘Dieu avec nous’, et il aura la tâche de personnifier l’unité nationale, dans le sens que ce ne sera  ni l’Assyrie ni l’Égypte, ni la droite ni la gauche, mais ‘Dieu’ est avec nous”. En effet,  le nom d’“Emmanuel”, avant de devenir un nom personnel, retentira sur les lèvres du peuple d’Israël comme un cri de guerre, un hurlement de stade, un slogan pour dire que nous ne nous associons à aucun des puissants de la terre. Pensons au majestueux et terrible “Allah Akbar” “Dieu est grand” des musulmans. Mais il faut prêter attention à ne pas faire de Dieu un parti politique!

 

      Les choses ne se passent pas selon les espérances d’Isaïe. Le cruel dominateur assyrien, ayant soumis le faible Acaz, dépouille ce qui reste du royaume d’Israël. Un quatrième sujet entre dans la scène: Babylone, qui à son tour soumet l’Assyrie et détruit le temple de Jérusalem (587 av. J.-C.), déportant la population d’Israël. Le “signe” d’Isaïe, celui de la “vierge” qui aurait dû donner naissance au symbole de la rescousse nationale, ne se réalise pas dans les termes prédits, mais il est “archivé” dans les Écritures, et il y demeure oublié pendant sept cents ans, jusqu’à ce que Matthieu ne le ressorte en lui attribuant le sens que nous lui donnons également, en le lisant chaque année à Noël. Ce passage de l’Évangile de Matthieu est un cas typique d’“Écriture qui explique les Écritures”: “Tout cela est arrivé pour que soit accomplie la parole du Seigneur prononcée par le prophète …” Isaïe dit, dans un certain sens, des paroles que Matthieu voit se révéler dans un autre sens. Ou plutôt: Mathieu cherche la signification des événements actuels dans un mot prononcé dans le passé. Cela se passe un peu comme dans l’interprétation des rêves et des prophéties: ce sont des “signes” qui nous offrent “un aperçu de compréhension”, une aide pour interpréter et accepter les faits, une fois qu’ils se seront produits. 

 

      La prophétie manquée d’Isaïe est une preuve que l’histoire ne se compose pas de “faits bruts”, mais qu’il existe un “esprit” qui  la  sous-tend et qui nous donne une possibilité de compréhension. Le simple fait historique demeure inaccessible, nous n’y avons aucune possibilité d’accès. Par exemple, avec toute une montagne de documents aussi haute que le Mont-Blanc sur la Seconde Guerre mondiale, personne n’est en mesure de dire “pourquoi” la guerre a commencé, encore moins de dire “pourquoi” elle s’est terminée! Le mieux que nous puissions faire est de lire les documents et d’écouter les témoignages de ceux qui ont vécu les faits, en essayant d’identifier une certaine séquence causale et temporelle. Le fait historique lui-même reste “secretatum”, “verrouillé”, “confiné” à sa non-répétabilité, comme dans un livre à sept sceaux. Ainsi,  il y demeure pratiquement inviolable, indéchiffrable, jusqu’à ce qu’un “esprit” puisse nous fournir la clé d’interprétation qui convient. Dans l’Apocalypse, par rapport au livre de l’histoire tout entière, nous ne trouvons qu’un seul lecteur digne de l’ouvrir et l’exposer: Jésus ressuscité, mais nous reviendrons sur ce point. Pour l’instant, contentons-nous de le voir naître à Bethléem.

 

      En fait, il n’y a qu’un seul lieu sur terre capable de mettre en relation les faits historiques: “l’esprit”. Il arrive parfois que ce soit un esprit perverti, qui se manifeste en ceux qui, par un intérêt particulier, parviennent à instrumentaliser, voir nier, la mémoire historique. En certains cas,  la Loi est contrainte d’intervenir, en configurant le crime de “négationnisme” telle qu’une “circonstance aggravante” dans les crimes de propagande raciste. Étrangement  cependant, personne n’a songé à inclure dans la liste des crimes le non moins pernicieux “romantisme” de l’histoire. Puisque le passé présente des trous noirs comme dans l’univers, les romanciers développent alors des beaux romans qui prétendent combler les lacunes et satisfaire la curiosité du public. Mais de cette manière, l’attention des lecteurs perspicaces est distraite par des inventions troquées avec les faits réels. Celui qui, après avoir regardé un film ou lu un livre, commence à parler de l’Inquisition, du Vatican et de la politique internationale, est en train  en réalité, de projeter son regard, de dire où il a aimé poser ses yeux, de se raconter soi-même, de focaliser ses intérêts. 

 

      Pour cette raison, l’ancien instrument de la “prophétie” reste la meilleure méthode d’approche pour lire l’histoire: ainsi, rechercher le sens de l’actualité dans une parole prononcée dans le passé, nous  donne  le coup de pouce nécessaire pour avancer dans le futur. C’est en effet ce que nous faisons tous les dimanches à la Messe, et c’est ce que Jésus précisément a fait, lorsqu’à Emmaüs, voulant parler de sa résurrection et de l’envoi de ses disciples, il a fait appel à l’autorité des Écritures mosaïques et prophétiques. Dans l’interprétation de Matthieu, ce “Dieu avec nous” qui devait naître de la vierge, cette ancienne prophétie qui allait remettre en route le char de l’histoire, ne se réalise pas dans l’organisation d’une campagne militaire contre l’envahisseur, mais dans l’ histoire commune des gens ordinaires. La vierge militarisée d’Isaïe cède le pas à une autre vierge, purifiée des esprits nationalistes: “Or, voici comment fut engendré Jésus Christ: Marie, sa mère, avait été accordée en mariage à Joseph …”

 

      Partant de l’événement extraordinairement commun d’une naissance, moi aussi j’ai la possibilité de concevoir la Parole, de la générer par le biais de l’Esprit, d’être le ventre de Dieu qui s’incarne! Dieu est en moi qui réalise l’humanité, l’humanité nouvelle, l’humanité vraie, l’humanité réussie! C’est ainsi que l’histoire est réalisée, réinventée, recréée! Le titre d’“Emmanuel”, qui dans notre prédication est devenu une générique et inefficace invitation à voir la présence de Dieu dans notre vie, s’avère être en réalité un appel à défier les forts. Face à “l’homme nouveau” que je cherche à devenir, les puissants de la terre tremblent et les partis politiques perdent leur couleur: ils n’auront pas mon consentement! Crier “Emmanuel” exprime une identité qui transcende toute appartenance: ce ne sont pas les puissants de la terre, encore moins les partis politiques, mais c’est “Dieu”  qui est avec nous!

 

            Amen 

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