L’INIMITIÉ PRIMORDIALE

         L’Immaculée Conception (Lc 1, 26-38)                                                         Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes      

par André De Vico, prêtre                                                            

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue; Anne Mayoraz, éducatrice

 

 

     “Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance: celle-ci te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon” (Gen 3, 15)

 

      La réalité de “l’Immaculée” se démarque dans le contexte de la rébellion de Lucifer et de ses anges. L’inimitié primordiale est la trame de fond d’une histoire qui se répète toujours de la même manière. Les hostilités présentes dans le monde d’aujourd’hui ne sont que la pointe de l’iceberg d’une lutte plus profonde dans le monde des esprits déchus. Cette lutte reflète l’ancienne “rouille” entre Dieu et les anges rebelles. Le mal qui se développe en nous n’est rien d’autre qu’une “mise à jour” du mal présent dans le monde, et le mal qui existe dans le monde traduit en termes d’actualités ce qui se passe dans le monde des esprits dégénérés.

 

      Même dans le paradis de notre enfance, il y a eu un moment décisif lorsque, pour la première fois par exemple, nous avons vu un jouet entre les mains d’un autre enfant avec la détermination consciente de vouloir le posséder également. Nous nous sommes intéressés à l’objet, nous nous sommes aussi disputés pour le conquérir, mais dès que nous l’avons eu entre nos mains, l’intérêt a rapidement chuté, l’objet a perdu sa valeur et nous l’avons abandonné au sol, pourquoi? En réalité, nous ne voulions pas le jouet en tant que tel, en raison d’une de ses qualités intrinsèques, mais nous le voulions car il était l’objet du désir d’un autre enfant. À ce moment-là, c’est comme si les eaux du désir s’étaient divisées et nous avons été confrontés à deux options possibles: soit profiter de l’occasion du jouet pour entrer dans une relation créative avec l’autre, soit assumer l’étrange et incompréhensible décision de vouloir être à la place de l’autre, de vouloir être comme l’autre, d’acquérir une importance reflétée par l’autre. Dans le premier cas, nous aurions emprunté avec bonheur la voie du “désir fécond”, qui génère d’autres désirs et se lance à la recherche du meilleur bien possible. Dans le second cas, nous nous serions laissés aller au “désir envieux”, un regard fixe et déchiré par la jalousie, collé à l’autre, levé vers l’idole de notre impuissance suprême.

 

      Un cas similaire se produit, par exemple, dans le cas classique de deux filles qui s’aiment, qui sont amies inséparables, qui partagent les mêmes intérêts, qui aiment les mêmes choses, qui rient ensemble, qui dorment ensemble, qui vont au cinéma ensemble, qui vont faire du shopping ensemble … Normalement, c’est une “répétition générale” entre pairs avant d’entrer dans une relation plus exigeante (et risquée) avec l’autre sexe, mais tout ne se passe pas toujours bien. Quand l’une des deux tombe amoureuse d’un garçon et l’épouse peut-être, que fait l’autre? Demeure-t-elle sans réagir? Non, il est probable qu’elle aussi tombera amoureuse du même homme et qu’elle cherchera à pouvoir le conquérir, pour devenir quelqu’un, ne pas rester en arrière. Ayant réussi, elle le rejette comme un jouet usagé. Ce n’est pas qu’elle aie voulu offenser directement son amie, ou qu’elle aie eu un réel intérêt pour ce gars-là, non: la jeune femme était tout simplement “envieuse”, c’est-à-dire qu’elle a commencé à désirer le désir de son amie. En fin de compte, un homme disputé entre deux femmes finit toujours par jouer le rôle du merle. Les deux femmes - à la limite - pourraient même redevenir amies et rire de ce qui s’est passé, pendant que l’homme reste là-bas, se demandant ce qui s’est passé. 

 

      Ce ne sont que deux expériences de psychologie commune, mais si nous les abordons avec l’“œil théologique”, nous verrons le fond sombre de “l’inimitié primordiale”. Nous disons cela simplement pour avoir une idée de la façon dont le “péché originel” fait surface et se manifeste dans nos vies. Chaque fois que nous décidons de  trahir ou  de voler, en connaissance de cause, en voulant réellement trahir et voler, nous pouvons presque sentir la morsure de Satan se déverser dans le sang comme de la bile dans l’intestin.

 

      Dans les récits d’exorcismes célébrés pour aider les personnes qui souffrent, il est facile de deviner la raison de cette “inimitié primordiale”: l’envie de Satan, comme dans cet inédit de 2015:

 

      Exorciste: / “Va-t’en, Lucifer, au nom de Jésus-Christ qui t’a créé”. Lucifer: / “Qui m’a créé? Idiot, celui qui est en second par rapport à moi, pouvait-il me créer? Il est en second par rapport à moi!” Ex: / “Que de bêtises, ce que tu dis!” Lu: / “Incarné dans une réalité plus petite que la mienne, mineure, moins que la mienne!” Ex: / “Est-ce que cela te dérange? Le fait qu’il ait choisi des petites créatures à la place de toi?” Lu: / “Il s’est humilié dans une nature en dessous de la mienne, tu comprends? Va voir qui est supérieur! Il s’est incarné dans une créature humaine très limitée et corruptible!”

 

      Dans ce cas également, nous avons trois acteurs: Dieu, Lucifer et la chair humaine, que l’ange de lumière a vu - pour la première fois - comme une sorte de jouet primordial dans les mains de Dieu. Comme Lucifer soupçonna l’Incarnation de la Parole dans la nature humaine, au lieu d’établir une nouvelle relation avec Dieu, dont - en tant que créature - il aurait également été bénéficiaire, il a préféré  réagir furieusement, en se rebellant. Une envie suffisante pour compromettre l’ordre du paradis et transformer la bonté native de la créature en une malice acquise parfaite.

 

      Depuis lors, jusqu’à aujourd’hui, l’ange déchu met en pratique plusieurs tentatives pour “prendre possession” de la créature humaine, comme s’il s’agissait d’un jouet à maltraiter, d’un merle à mettre dans la cage, mais il échoue complètement, parce que la personne humaine est la “possession exclusive” de Dieu. Lorsque nous disons qu’une âme est “possédée” par le diable, ce n’est qu’une métaphore pour exprimer le malaise d’une personne divisée en elle-même. Le diable, “anti-personne” par définition, ne peut pas “posséder” mon âme même si je la mets en vente sur eBay. Il ne peut que faire de pénibles tentatives enfantines, d’adolescent, de “singe de Dieu” (dirait Saint Augustin), voulant devenir “comme Dieu”, pour ne pas rester en arrière. Il n’est donc pas une chose négligeable de décider de briller de sa propre lumière, ou d’une lumière réfléchie, d’être soi-même ou de regarder les autres, de s’habiller, de chanter, d’être riche, d’avoir une maison ou une voiture comme un autre, ou de partir en vacances là ou l’autre est allé. L’envie devient le pain quotidien, dans la famille et dans le voisinage, dans le commerce et dans la politique, dans le monde du spectacle et de la télévision ... La publicité, en particulier, représente pour un tiers de son volume une monétisation effrontée du désir envieux, une claire instigation de l’envie.

 

      Voyant que l’ange aussi peut pécher, les anges restés fidèles à Dieu ont vécu une horreur inconnue et ils en ont pleuré, comme seuls les anges savent pleurer. Cependant, après la grande nouvelle de l’Incarnation, quelque chose a ramené le calme dans le ciel: les anges ont vu Marie dans le projet de Dieu et ils ont salué la future reine. Après la dévastation de la haine, voici une lueur de beauté, une humble créature appelée à réparer l’échec de cet orgueil. Ce n’est pas pour rien que la théologie et la piété mariale, dès le début, ont appliqué à Marie les paroles que l’Écriture réfère à la Sagesse personnifiée, présente “ab aeterno” à l’esprit de Dieu, comme un architecte sur son banc de travail, comme nous le voyons dans cette belle paraphrase qui reprend l’idée d’une “possession”:

 

      “Depuis le début Dieu me possédait, depuis la nuit des temps, avant son œuvre! Le monde n’était pas encore créé, mais j’étais déjà conçue! Le Seigneur m’a créé dans la justice, m’a pris par la main et m’a sauvée! Pour moi les ténèbres se transforment en une lumière sans fin!”

 

      Bien. Si, grâce à l’Immaculée, personnification du plan divin, les anges se sont senti à l’abri, nous le serons encore plus, nous-mêmes qui faisons l’expérience de “l’inimitié primordiale” chaque fois que nous nous regardons de travers, enviant chez les autres ce que nous ne possédons pas encore!

 

      Amen 

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