MES BREBIS

Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fȇtes

Année C - II de Pâques (Jn 10, 27-30)                                                        

par André De Vico, prêtre

correction française: merci à mes amis

     

 

      “Mes brebis écoutent ma voix; moi, je les connais, et elles me suivent” 

 

      Aujourd’hui une grande masse de moutons et de bovins de la planète est élevé dans des grandes écuries industrialisées et le cycle de la vie animale a été malheureusement soumis aux lois du marché. Cela rend laisse peu de chance à un éleveur moderne de “connaȋtre” une bȇte dans sa singularité. Par contre, dans l’ancienne civilisation pastorale, les choses étaient bien différentes: les troupeaux se déplaçaient au fil des saisons, et les bergers qui les suivaient étaient toujours sur le qui-vive à cause des dangers et des intempéries. Après une longue saison sur les montagnes, un berger pouvait distinguer ses animaux dans leurs particularités, leur caractère, leurs défauts. Jésus dit d’ailleurs, que le bon berger connaît ses brebis une par une, “par leur nom!” 

 

      Entre les magnifiques poésies de Giacomo Leopardi nous avons le “Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie”. Le poète italien puise son inspiration grâce à une chronique française (Journal des savants, Paris, 1826) d’un voyageur russe dans les steppes de l’Asie centrale, où des bergers de souche Kirghize ont l’habitude de chanter de longues et douces berceuses nocturnes. Leopardi, grâce à la figure fantastique de ce berger errant, considère le malheur du genre humain. Ses vers nous emmènent dans un paysage steppique, dominé par l’immensité mystérieuse d’un ciel étoilé. Un berger solitaire interroge la lune - telle une divinité qui sait ce que l’homme ignore - quant au pourquoi des choses. Mais le silence du ciel immense confirme ses doutes: il n’y a aucunes raisons à tout cela. Ne trouvant pas de réconfort dans la divinité lunaire, le berger se confronte avec le monde sub-humain, et il se tourne vers ses moutons en exprimant une sorte d’“envie” pour ce “troupeau bienheureux” qui ne connaît pas sa misère, alors que lui est tourmenté par un “ennui mortel”. Il s’agit de l’une des poésies les plus tristes de Leopardi, qui a le mérite de mettre les jeunes étudiants, de manière efficace et profonde, face au grand problème du sens de la vie:

 

       “Que fais-tu, Lune, au ciel? Dis-le-moi, que fais-tu, Lune emplie de silence? Tu te lèves le soir et vas contemplant les déserts, puis te perds … Elles ressemblent à ta vie, les années du berger … Dis-moi, Lune, à quoi sert au berger sa propre vie? Et votre vie à vous? Dis-moi: où tendent mon errance éphémère, ton parcours immortel? … Intacte Lune, telle est la vie des mortels. Mais tu n’es pas mortelle, et sans doute mes mots ne t’importent … O mon troupeau qui reposes, ô bienheureux qui ne sais pas, je crois, ta misère, quelle envie je te porte! Non seulement d’aller presque libre de peine, car privations, angoisses et maux, tu les oublies aussitôt, mais surtout de n’éprouver jamais l’ennui. Quand tu reposes à l’ombre, sur les herbes, tu es paisible et content” (Trad. Michel Orcel)

 

      À partir du lycée j’ai toujours eu de la reconnaissance envers le poète qui m’a emmené en ces lieux sous la même lune, mais en descendent au niveau inférieur de la prose je n’ai jamais osé me mettre face à un mouton et de lui dire: “ȏ toi, bienheureux parce que tu ne comprends rien …” Il est bien vrai que le mouton “ne sais pas” qu’il doit mourir, mais si moi “je sais”, rien ne m’empêche d’utiliser cette conscience à mon avantage. Si avec le chant amer des jours tristes j’assume l’obligation de chercher un sens à la vie, ne devrais-je pas finir par le trouver, ce sens? Il n’est pas dit que le bonheur soit forcément un trait distinctif des ovins et des bovins! D’autre part j’ai connu le psaume 22 en d’innombrables variantes musicales, lui aussi composé par un “berger errant de l’Asie”, précisément par quelqu’un du haut-plateau de la Judée, en un temps lointain avant Jésus-Christ. Cette fois-ci il ne s’agit pas d’une fiction littéraire, mais d’un berger asiatique “original”. Ce chant dit:    

 

     “Le Seigneur est mon berger: je ne manque de rien. Sur des prés d'herbe fraîche, il me fait reposer. Il me mène vers les eaux tranquilles … Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi: ton bâton me guide et me rassure …”  

      

      Il y a un grande différence entre ces deux sentiments: être à la merci d’une Nature plus marâtre que mère, et être accompagné par la présence discrète et bienveillante d’un Dieu plus père que parâtre. Mais laissons les steppes de l’Asie centrale et les haut-plateaux de la Palestine pour nous rendre dans les plaines industrielles d’un Occident en phase terminale. Dans le rapport avec le monde animal, nous avons deux signaux négatifs: l’industrie zootechnique des élevages intensifs et la présence généralisée des animaux de compagnie dans les maisons. D’un côté, la froide cruauté de la chaîne de production et de l’autre - ce qui n’est que l’envers du décor - l’humanisation des animaux, considérés comme des êtres généreux, altruistes, sensibles, solidaires, vénérés comme des divinités de l’ancien Egypte, respectés comme des aristocrates de salon, utilisés comme des “prothèses relationnelles” pour combler le vide qui a été créé par la dissolution progressive te tout type de lien entre les êtres humains. 

 

      À l’intérieur de ce troisième paysage en rapide sénescence se sont manifesté des sujets, des modes et des styles de vie - voire des sectes - caractérisés par une requête de reconnaissance des droits sociaux et du traitement égalitaire envers les êtres vivants différents de l’homme mais … n’a-t-on jamais vu dans la nature un lion vegane manger de l’herbe? Et si les animaux ont vraiment des “droits”, existe-t-il un “droit-lion” de manger la gazelle? Et si tout droit se rapporte à un devoir correspondant, existe-t-il un “devoir-gazelle” d’être mangée par le lion? Pour finir, si on veut être cohérent jusqu’au bout, vu que les animaux peuvent même hériter des fortunes par des millionnaires “excentriques’’, pourquoi ne pas s’inventer un “droit matrimonial” entre humains et animaux? 

 

      Disons-le avec toute la sympathie possible: les animalistes radicaux et les antispécistes hallucinés par la confusion entre le monde humain et le monde animal, débarrassés et appauvris de tout rapport avec la tradition éthique, civile et culturelle, devraient être renvoyés à l’école étudier le catalogue de l’univers et apprendre à mettre un nom aux choses, selon l’ordre établi par le Créateur (ou Mère Nature, si l’on préfère). Pour l’homme, le devoir d’appeler les choses par leur nom est un privilège cosmique, mais on voit bien que ces grosses têtes ne saisissent pas la finesse, et ils ne voient pas de différence entre la noblesse de l’être humain et la saprophagie des charognards. Le phénomène est grave: la militance des droits des animaux tend à s’exprimer avec la même virulence que celles des sectes religieuses et confessionnelles. Si les animalistes devraient prendre le pouvoir, même les loups de la Haute Savoie et les saumons de l’Alaska n’auront plus le droit de choisir leurs confins territoriaux, fixés par la bienveillance de l’homme écolo. Au contraire, si l’on reconnait le statut spécial de l’être humain, les animaux auront aussi leur bénéfice: une meilleure justice entre les hommes est corrélée avec une meilleure protection envers la nature et l’environnement. 

 

      Pour Jésus, le bon pasteur est celui qui appelle ses brebis par leur nom: s’il devait se confondre avec elles, il perdrait toute capacité d’attention, de responsabilité et de soin. Le rapport pastoral consiste en une réciprocité qui ne confond par les termes et les rôles: “Mes brebis écoutent ma voix; moi, je les connais, et elles me suivent”. Vigilance et bons pâturages, en échange de lait et de laine. Dans l’Église c’est ça: les fidèles ne suivent pas leurs pasteurs pour des motivations administratives ou hiérarchiques, mais parce que ils ont compris et ils savent qu’ils peuvent compter sur eux. Celui qui a une charge pastorale, homme ou femme, gagnera l’estime de ceux qui lui ont été confiés à partir de sa manière de parler et de se mettre à l’écoute: sa voix, son attention!  

 

Amen

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