DIMANCHE DE PÂQUES

LE MYTHE DE “SOLARIS” EN MODE “RÉSURRECTION”

Réflexion sur la réalité de Pâques

par Andrea De Vico, prȇtre

 

      Dans les lectures de la veillée pascale, si pour Moïse Pâques est l’exploit d’un peuple qui passe la mer et “naît” à la liberté, pour Ezéchiel l’objet de Pâques est la “renaissance” nationale: Dieu promet à son peuple le retour de l’exil, la purification des péchés, l’unification politique, un bon gouvernement de la part d’un pasteur envoyé par Lui et une vie heureuse sur la terre promise dans une alliance de paix. Existe-t-il meilleur projet? Et nous, comment imaginons-nous le futur du monde, Pâques de l’univers? La technologie, les sondes, les navires spatiaux, la conquête de l’espace? Quelle mer, quelles ondes pourrons-nous traverser, nous qui arrivons à peine à nouer contact avec le monde de l’autre, notre prochain, parfois si près de nous, à trente centimètres de distance?

 

      Le roman “Solaris” de Stanislaw Lem (1961) nous emmène à la frontière extrême de l’univers exploré. Solaris est une planète enveloppée par un seul immense organisme fluctuant, un océan infini, vivant en pensant, un cerveau liquide, incompréhensible, mystérieux, impénétrable, qui compose et décompose de gigantesques structures éphémères. Les scientifiques-astronautes s’y approchent pour l’étudier, mais c’est l’océan qui agit sur eux, en extrayant les souvenirs les plus intimes et en “matérialisant” les songes ou les spectres, les beautés ou les horreurs présents dans leur esprit. Le roman suggère l’idée que le contact eschatologique pourra se réaliser dans la dimension de l’amour: “Nous ne recherchons que l’homme. Nous n’avons pas besoin d’autres mondes. Nous avons besoin de miroir”. De cette oeuvre on en a tiré deux beaux films: une interprétation géniale du directeur russe Andreï Tarkovsky (1972) et une intéressante version revisitée, plus légère, non unanimement appréciée, de l’américain Steve Soderbergh (2002).      

 

      Dans “Solaris” de Tarkovsky, Sartorius est physicien original, inspiré par un bas concept utilitariste: la valeur de la science se rapporte au profit qui en résulte. L’océan de Solaris lui offre le “cadeau” qu’il mérite. Ainsi l’esprit de Sartorius finit par “accoucher” d’un “homunculus” inquiétant (petite créature humaine) qui incarne son étroitesse d’esprit. Par contre Chris est un psychologue qui se pose une question capitale: “Pourquoi explorer l’univers, si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes?” À proximité de Solaris Chris commence à voir lui aussi une création “faite à son image”, ce qui lui permet de retrouver les lieux et les personnes qu’il a aimés, non sur terre, mais dans l’océan vivant de la planète. Le monde de Chris prend alors les contours d’une île qui se forme sur la planète lointaine, son île dans l’univers. Il expérimente la vie pour laquelle il était fait et surtout il retrouve le pardon de son père comme dans un tableau de Rembrandt.

 

      Dans “Solaris” de Soderbergh, Chris est un psychologue nihiliste: l’existence humaine n’est qu’une des milliards et des milliards de possibilités, un évènement aléatoire. Il est envoyé dans la station spatiale qui orbite autour de Solaris pour examiner une situation dangereuse. En effet il y a d’étranges phénomènes qui se produisent, l’équipage est à la limite de la paranoïa, les scientifiques sont dans un état d’aliénation. Chris, en tant que psychologue, cherche à comprendre le problème, mais tout de suite il est à son tour impliqué dans l’affaire. Après un premier sommeil dans la station l’océan pensant de Solaris travaille ses souvenirs profonds et lui fait retrouver sa femme vivante,  Rheya, “matérialisée”, alors qu’elle s’est suicidée voilà 10 ans. Mais c’est elle, ou ce n’est pas elle? S’agit-il d’une personne en chair et en os ou d’une forme d’hallucination? Ainsi commence un jeu dramatique d’identité et de reconnaissance. Matérialisation, résurrection? Au fond Chris est bien conscient du fait que la femme qui est devant lui n’est qu’une “copie” engendrée par l’océan pensant de Solaris, pourtant il sent renaître envers elle des sentiments qui s’étaient assoupis. 

 

      En réalité ce film qui semble du genre “science-fiction” est un voyage dans la psyché humaine, là où le sens de la culpabilité, chez Chris, a provoqué un court-circuit existentiel. Il avait un énorme remord, celui d’avoir été à l’origine du suicide de sa femme, une perte inassimilable. L’océan de Solaris lui offre une deuxième chance: réparer l’erreur du passé. En fait sa femme revenante dit à Chris que dorénavant il y aura la paix: “tout ce que nous avons fait est pardonné”. Au début du film l’amour des deux protagonistes avait été inspiré par un texte d’un poème: “And Death shall have no Dominion” (Et la Mort n’aura point d’Empire / Dylan Thomas’s, 1936), avec une référence évidente à la lettre de St. Paul aux Romains où l’auteur parle du salut par la foi. Cette très belle expression aura le pouvoir de projeter le couple au-delà de l’univers sensible. L’océan pensant de Solaris “matérialise” ce désir d’amour: tout est rendu, tout est pardonné. Théologiquement cela s’appelle la “rédemption”. Chris fait son choix, néglige sa mission et, au lieu de retourner sur la terre, décide de vivre avec elle en cet océan d’amour. À la fin du film, quand tout recommence dans le nouveau monde venu, un Chris complètement bouleversé demande à sa femme: “Je suis vivant, ou je suis mort?” Elle lui répond: “Nous n’avons plus à penser en ce termes-là”. Cela veut dire qu’il y a un lieu dans l’univers où la vie renaît et où la question de la mort ne se pose même plus: notre âme! 

 

      Le mythe littéraire et cinématographique de “Solaris” pose des questions philosophiques, psychologiques et théologiques de grande envergure. C’est une nouvelle manière d’explorer l’ancien rapport entre Dieu, l’âme et le monde, entre la faute et la rédemption. “Solaris” - on l’a bien compris - n’est pas un lieu physique dans l’univers, mais c’est la métaphore de notre monde intérieur, qui est créatif et que nous ne connaissons jamais assez. Cela est même dit par Héraclite au sixième siècle avant Jésus Christ: “Si tu te mets à voyager, tu ne découvriras jamais les limites de l’âme, même si tu devais parcourir tous les sentiers, tellement profonde est son logos [sa mesure]”.  (Fr. 51 - DK 45). Héraclite évidemment ne pouvait pas connaître les vaisseaux spatiaux et les distances exprimées par année-lumière, mais en parlant de “sentiers” et de “voyages” il disait la même chose que Stanislaw Lem. 

 

      Nous nous sommes arrêtés sur le mythe de “Solaris” car il se présente comme une allégorie du mystère pascal: il y a un peuple qui passe la mer et conquiert la liberté, et un Christ qui traverse la mer de la mort en y ouvrant un sillon, un sillage. Ce n’est pas pour rien que le prénom du protagoniste, Chris, est le plus “chrétien” que les deux premiers auteurs pouvaient trouver dans un monde soviétique qui avalait la liberté des peuples et empêchait n’importe quelle forme de référence religieuse. Grâce à “Solaris” la littérature et le cinema ont trouvé le moyen de faire passer un message théologique dans un contexte d’athéisme d’état. Il est clair qu’un mythe peut servir à montrer beaucoup de choses, même parfois le chemin inverse, à savoir l’impossibilité d’un discours du salut. Mais cela prouve encore une fois notre capacité à nous investir dans le futur du monde qui viendra: nous serons ce que nous aurons voulu être et il nous sera donné ce que nous aurons voulu mériter. Dans le “mode” et le monde de la résurrection, “nous n’avons plus à penser en ces termes-là”, et les déclarations d’athéisme d’un psychologue nihiliste ne peuvent s’estomper que par un acte de foi! La mer de la mort peut être le totalitarisme, la dictature, la crise, le terrorisme, elle peut être aussi mon inconscient en pleine tempête. Comme le Christ est descendu aux enfers et comme Chris a été confronté à l’océan de Solaris, moi aussi j’ai ma Pâques personnelle, un lieu à traverser entre des structures qui se forment et se dissolvent dans la “goutte” que je suis, entre pulsions et désirs, remords et délires en transformation continue. Ainsi, après avoir “purifiée” toute injustice dans mes relations, l’océan divin me rendra l’amour que j’aurais donné.                                                                                                                                                                           Fin                

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