LA SAMARITAINE 1/2, PSYCHANALYSE DU DÉSIR

Année A - III Carême - (Gv 4, 5-92)                                                                                         Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue; Anne Mayoraz, éducatrice

      

 

       [L'Évangile de la Samaritaine est très riche, on y consacre donc deux réflexion]

 

     “Là se trouvait le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la route, s’était donc assis près de la source. C’était la sixième heure, environ midi”

      

      Jésus rencontre une femme aux cinq maris et il lui fait une confiance d’une importance capitale. Elle est une femme, donc une personne sans droits dans une société dominée par les hommes; elle est une Samaritaine, race haïe par les Juifs et considérée comme une bâtarde; elle est en sixième cohabitation avec un homme, donc elle est aussi une mauvaise femme. En outre, dans ce type de société, il n’est pas convenable pour un maître de parler à une femme. En fait, même les disciples, de retour du village, sont étonnés de cette attitude si inhabituelle. Cependant,  ils n’ont pas le courage de demander des explications à Jésus; pourtant ... cette femme reçoit une révélation de la plus haute théologie: Jésus lui apprend en quoi consiste la Grâce et le vrai culte de Dieu! 

 

      La rencontre est fortuite, elle se déroule dans un cadre de vie quotidienne. En cet après-midi ensoleillé il y a deux besoins fondamentaux qui se croisent: Jésus fatigué qui s’arrête pour se rafraîchir, et la femme qui vient puiser de l’eau, comme elle le fait tous les jours. Ils s’approchent l’un de l’autre, ils se regardent, Il lui parle d’abord, suscitant son émerveillement. Demander une faveur est un moyen d’exprimer sa sympathie pour une personne. La réaction de la femme est incohérente, elle ne dit ni oui ni non, et elle lui répond par une question politiquement incorrecte, rappelant l’inimitié entre deux peuples, les Juifs et les Samaritains, pour une question religieuse liée au Temple. “Comment! Toi, un Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine?” Elle-même ne s’attendait pas à ce qu’un juif lui adresse la parole. En réalité Jésus n’est pas juif, il est galiléen. Mais en Samarie, Jésus est un peu comme Hercule Poirot qui est belge, mais qui en Angleterre, est pris pour un français. Souvent, dans une relation initiale entre des individus d’horizons différents, les sentiments sont hostiles, et les mécanismes de préjugés et d’autodéfense s’activent facilement.

 

      La femme garde ses distances, elle veut comprendre quel genre d’homme se trouve devant elle, elle veut l’engager dans une conversation banale et, compte tenu de son passé, elle veut peut-être commencer un jeu de séduction. Après tout, ce n’est pas à midi - avec le soleil au zénith - que les femmes honnêtes viennent chercher de l’eau. Normalement, à ce moment de la journée, les puits sont déserts, les bergers font reposer les brebis, c’est le bon moment pour chercher de l’amour mercenaire. Cette femme n’est certainement pas du genre à faire des discours importants. Mais Lui la bloque immédiatement, il se fait nécessiteux et mendiant, il commence à lui parler d’une autre eau très spéciale, que lui seul peut donner, une eau qui désaltère toute soif. Dans le quatrième évangile, le niveau superficiel du récit cache une veine plus profonde. Jean, en tant que théologien accompli, savait déjà la tournure que l’histoire allait prendre: vers une couche plus profonde, un autre type d’eau! Imaginons l’économie d’efforts et d’argent: plus besoin d’aller au puits tous les jours, plus besoin d’aqueducs ou de boissons vendues par la publicité. En fait, les boissons artificielles ne permettent pas d’étancher la soif, mais plutôt de l’augmenter, il y a des sucres particuliers qui sont comme des drogues légères: plus tu en bois, plus tu en veux boire. Nous avons oublié que le classique verre d’eau suffit bien à étancher la soif. Les firmes doivent gagner de l’argent, et nous risquons de condamner l’enfance à l’obésité.

 

      La femme fait semblant de ne pas comprendre: toi qui es si naïf pour me demander de l’eau, tu dis avoir cette eau si spéciale? Cet inconnu qui pourrait augmenter la liste de ses amants, en réalité semble lui offrir une proposition plus intéressante, une possibilité inouïe: “si tu savais …” “Seigneur, donne-moi de cette eau, que je n’aie plus soif, et que je n’aie plus à venir ici pour puiser …” 

 

      La femme se moque de lui, ou bien elle croit avoir découvert … l’eau magique, elle n’arrive pas à regarder au-delà de ses besoins quotidiens, elle ne voit que l’utilité d’éviter l’effort physique de venir au puits! Elle est toujours renfermée dans sa logique économique, sa logique domestique, mais partant de son besoin immédiat, Jésus la conduit à une compréhension plus profonde. Jésus implique la femme avec habileté. Si elle s’exprime par les oppositions: nous ... vous ... il lui répond par un: je ... te ... Le dialogue devient personnel, face à face. Ainsi la personne change d’attitude, se transforme, change même de façon de désirer les choses! Nous aussi, lorsque nous avons des difficultés avec notre prochain, faisons comme Jésus: essayons d’établir un dialogue personnel, et nous verrons l’interlocuteur passer d’une attitude agressive à une implication active!

 

      En fait, derrière nos besoins terrestres les plus immédiats et superficiels, il y a un besoin plus profond, mais nous avons du mal à le reconnaître. Ces deux types d’eau représentent deux façons de concevoir la vie, deux horizons différents: l’un superficiel, charnel, freudien, l’autre plus profond: la dimension du don. La psychanalyse n’est pas profonde, mais elle est naturaliste. L’homme charnel est remué par des passions qui le font haleter sans arrêt d’un puits à l’autre, dans la recherche perpétuelle de quelque chose qui pourrait le satisfaire, mais non: rien n’arrive, toujours et à nouveau la soif revient! Une soif qui signifie l’insuffisance des choses. Rien qui nous suffit ou qui nous donne définitivement la paix. Nous mangeons et nous avons encore faim, nous buvons et nous avons encore soif.

 

       La femme a cherché à combler ce vide, mais en vain. Cinq maris et son partenaire actuel ne lui suffisaient pas. C’est du passé. Cependant, il y a eu un progrès, son attitude a changé, les rôles se sont inversés: maintenant c’est elle qui demande cette eau si spéciale. Jésus suit une stratégie: il demande,  pour amener la femme à demander. Bien sûr, elle ressent le besoin d’un changement, mais elle n’a pas encore compris, elle est encore prisonnière de ses anciens schémas, avec l’eau physique du puits habituel. Elle n’imagine même pas qu’il puisse y avoir une autre soif et une autre eau qui la satisfasse. Elle confond les désirs superficiels avec les désirs profonds. Elle croit qu’il n’y a rien d’autre que cette soif physique et cette eau physique. Elle croit que dans sa vie il n’y a que de la chair et de la sensualité.

 

      Même aujourd’hui, l’hédoniste et l’esthète, aussi raffinés soient-ils, peuvent ne pas être en mesure de reconnaître les besoins les plus profonds qui habitent leur cœur. Les anciens Pères disaient que la Samaritaine représentait notre âme dont nous avons le devoir de prendre soin et de sauver. Mais ce salut n’est pas au sommet de nos pensées, et nous sommes plus disposés à nous consacrer à nos passions mondaines, aux frivolités, aux eaux qui ont déjà passé sous les ponts. En fait, la femme reste coincée dans son malentendu. Elle voit que son jeu ne mène à rien. En feuilletant quelques articles de psychanalyse populaire, nous trouvons des expressions de ce type: le désir de l’homme est sans objet ... nous ne décidons pas de notre désir ... nous ne maîtrisons pas notre désir ... nous ne décidons pas, mais nous ‘nous sommes décidés’ par notre désir ... Bravo: avec toutes ces études et ces analyses, le résultat est plutôt maigre, décourageant: il n’y a rien qui satisfasse le désir de l’homme, ou qui apaise sa soif, comme le dit le psalmiste qui “comme un cerf altéré cherche l’eau vive” (Ps 41)

 

      Pour Jésus, cependant, quelque chose qui nourrit et satisfait le désir existe, il est là. Il l’appelle eau vive, les théologiens l’appelleront Grace et les mystiques Don Divin. On peut aussi l’appeler: plénitude, gratitude, reconnaissance, satisfaction ... A cet égard, saint Thomas dira: “desiderium naturale non potesse esse inane”, “le désir naturel ne peut pas tourner à vide”, c’est-à-dire rester sans objet, suspendu sur lui-même (1). Dans cette déclaration d’importance capitale, Saint Thomas nous fait suivre la pensée d’Aristote: “Natura nihil facit frustra” “La nature ne fait rien inutilement” (2) (la première partie de la réflexion se termine ici)

 

1) Summa contra Gentiles, 3, 48, 10          

2) De Coelo 2, c. 2

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LA SAMARITAINE 2/2, DE VERA RELIGIONE

Année A - III Carême - (Gv 4, 5-92)                                                                                         Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice

 

 

      “L’heure vient - et c’est maintenant - où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité: tels sont les adorateurs que recherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer”

      

      (deuxième partie de la réflexion) Nous avons vu que la Samaritaine - qui ne semble pas être une femme de bien - reçoit une révélation de la plus haute théologie: Jésus lui dit en quoi consiste la Grâce et le vrai culte de Dieu! Dans le premier acte de la rencontre, elle croyait mener un jeu de séduction, mais en réalité elle finit par rester coincée dans son incompréhension. Maintenant, nous voyons que Jésus prend les rênes de la conversation qu’il pose sur le plan personnel: “Va, appelle ton mari, et reviens”. Imaginons l’irritation de la femme! Elle pensait connaître les hommes, elle pensait pouvoir impressionner cet étranger qui pourrait allonger la liste de ses amants, et que dit-il? “Appelle ton mari”. Mais quel genre d’homme est-il, qui veut voir son mari? Qu’a-t-il  à voir son mari avec ça? “Je n’ai pas de mari”. Normalement, une femme appelle son mari lorsqu’elle est vexée par un homme, pas lorsqu’elle le séduit! Comme pour un idiot qui n’a pas encore compris l’offre, elle réitère sa disponibilité: “Je n’ai pas de mari”. Et Lui: “Tu as raison de dire que tu n’as pas de mari: des maris, tu en as eu cinq, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari”. La femme est stupéfaite: comment se fait-il qu’il connaisse ses affaires? 

     

      Prise sur le vif, et en voulant éviter d’ … approfondir le sujet (cela ne lui convient pas), elle détourne à nouveau le discours et aborde la vieille brouille entre les juifs et les samaritains: je vois que tu es un prophète ... ôte-moi une curiosité ... vous dites que c’est Jérusalem, l’endroit où on doit adorer ... pour nous les Samaritains c’est bien ici qu’il faut le faire, sur le mont Garizim ... La Samaritaine est le symbole d’une tradition syncrétiste qui mélange le Dieu des pères avec le culte des dieux étrangers, en déclenchant le scandale, les insultes et la haine des cousins juifs. La femme évoque la grandeur d’un passé glorieux: Jacob, les patriarches, ce lieu, ce puits, qui sont plus anciens et plus importants que la ville de Jérusalem. Où devrions-nous aller pour adorer Dieu? 

 

      Ce n’est pas une question banale: le lieu où rencontrer Dieu est essentiel pour tout homme. Dans l’Évangile de Jean, c’est même la question la plus importante. Jésus ne se laisse pas prendre dans le dilemme. Pour lui, l’adoration de Dieu ne doit pas opposer un peuple contre un autre, une confession contre une autre, une race contre une autre, un homme contre un autre: “Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer”. La question du lieu est dépassée. Quelque chose d’incroyablement nouveau est en train d’arriver. Nous sommes confrontés à la plus haute révélation du quatrième Évangile. Dieu n’habite pas dans un temple, sur une haute montagne, dans une forêt sacrée ou sous un arbre sacré. Dieu recherche un autre type de fidèles qui l’adorent “en esprit et vérité”, en toute conscience, dirions-nous. En fait, Dieu habite l’homme!

 

      Nous pourrions réécrire tout le traité: De Vera Religione (sur la vraie religion). En suivant le fil de la réponse de Jésus à la Samaritaine, nous pourrions dire que la véritable religion, pour être vraie, ne doit pas être circonscrite dans une définition exacte. Il n’est pas possible de traiter la religion comme on le fait avec la géométrie des triangles. D’ailleurs, qui pourrait dire ce qu’est un vrai homme? Si de vrais hommes peuvent être partout dans le monde, cela signifie que les vraies religions sont partout aussi. Bien sûr, les contenus et les conséquences varieront selon les époques et les cultures, mais si nous sommes disponibles pour rencontrer l’autre, notre conscience humaine peut devenir le lieu qui nous unit dans l’adoration d’un seul Père. En fait, Jésus dira qu’il a trouvé la foi et l’amour là où il s’y attendait le moins: chez une cananéenne païenne, chez un centurion romain, chez un bon Samaritain ... D’ailleurs, moi qui récite le credo à la messe:  qui m’assure que j’adore le vrai Dieu, et non pas une représentation mentale que je me suis fait de Lui? 

 

      Deux mille ans se sont écoulés et nous n’avons peut-être pas encore compris cela. Nous gardons les commandements et les traditions, d’accord; mais comme la Samaritaine, nous avons toujours la tentation d’enfermer Dieu dans le cercle de nos concepts, de nos besoins, de nos identités. Nous avons tendance à circonscrire le sens du divin dans un contexte de choses déjà faites, déjà vues, déjà répétées. Avec le traditionalisme, nous sommes même capables de mesurer l’essence divine à partir des canons sacrés que nous avons établis. Au lieu de réaliser la rencontre avec Dieu, nous finissons par le réduire à une expérience éthique ou esthétique qui nous excite, à une liturgie solennelle qui nous satisfait, à une loi ou à une forme idéale qui nous donne des certitudes.

 

      Historiquement, il y a eu aussi un christianisme qui a érigé de somptueux bâtiments dans lesquels les arts ont fleuri dans toutes les directions, mais nous constatons que le tissu anthropologique et les communautés de foi qui ont produit ces merveilleux artefacts ne sont plus là: elles ont cessé d’exister. Et nous nous retrouvons avec un lourd héritage, avec des monuments difficiles à gérer, avec des bâtiments et des espaces institutionnels qui ressemblent de plus en plus à des coquilles vides que nous devons nécessairement remplir par des touristes et des services du troisième secteur afin qu’ils soient entretenus. L’élan missionnaire de l’Église a été alourdi par le souci de préserver l’existant, alors que les morts doivent ensevelir leurs morts. Voilà pourquoi le pape François, en quittant le Palais Apostolique et en descendant vers Santa Marta, a donné un signal clair dans cette direction!

 

      De la même manière, l’Évangile de la Samaritaine s’est réduit à un beau tableau qui, juste parce qu’il est beau, finit par devenir un écran pour le message qu’il devrait véhiculer. La scène travaillée par le peintre dit: Dieu ne se trouve pas dans les monuments du passé, mais dans les lieux du présent, où se croisent les chemins des hommes. Et nous posons nos regards sur les formes, les couleurs, le savoir-faire de l’artiste et son contexte historique, sans prendre en compte le message. Même des célèbres critiques d’art se révèlent plus analphabètes que la Samaritaine dont ils admirent la belle robe décolletée. Jésus a révélé la Grâce et le vrai culte de Dieu à une femme au sixième concubinage, dans un contexte de syncrétisme religieux. Il est clair que la Samaritaine devient l’allégorie - on peut dire le testimonial - de notre temps. Un signe que le message doit être présenté à tous, sans avoir besoin de nous prémunir de clichés, et sans mettre d’étiquette sur personne. Jésus a rencontré cette femme, là où elle était, limitée par ses propres attentes, prisonnière des préjugés de son peuple, suscitant en elle la reconnaissance des besoins les plus profonds: une psychanalyse ante litteram!

 

      Quand finalement la femme pose la question fatidique du Messie, Jésus lui dit: “Je le suis, moi qui te parle”. Ce Messie, ce prophète que tu attends, c’est moi! Il révèle son identité, sans l’imposer avec la force ou avec les lentilles déformantes d’une vérité codifiée. À ce moment-là, la femme prend conscience du piège, du jeu de Jésus sur les différentes significations de l’eau. Elle se rend compte qu’en réalité ce n’est pas Lui qui en avait besoin, mais c’était elle. Après tout ce grand discours sur l’eau, emportée par l’enthousiasme, la femme interrompt la conversation; elle laisse sa cruche par terre, et sans même dire au revoir, abandonne littéralement Jésus la bouche sèche car elle oublie de lui donner à boire. Elle court vers ses concitoyens pour raconter cette histoire: “Ne serait-il pas le Christ?” Ce qu’elle était venue chercher, l’eau du puits de tous les jours, passe au second plan! Cette cruche abandonnée représente toutes les préoccupations très importantes pour lesquelles nous sommes si inquiets: face à la nouveauté sans précédent de l’Évangile, elles ne sont plus rien!Finalement, la Samaritaine s’est-elle convertie? A-t-elle remédié au gâchis de sa propre vie? A-t-elle vraiment terminé avec la série de ses fiancés? L’Évangile ne le dit pas, et nous ne le saurons jamais. C’est le signe que même la conversion ne doit pas être imposée: notre conscience ne doit pas avoir de pouvoir sur la conscience d’une autre personne. Jésus juge les actes, pas la personne! 

      

( ) Cf. Bruno Maggioni, “La brocca dimenticata”, I dialoghi di Gesù nel Vangelo di Giovanni, Vita e pensiero, Milano 2000, pp. 49-64 

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