PRENDRE LA CROIX

Année A - XIII Ordinaire (Mt 10, 37-42)                                                                                  Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice

 

 

      “Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi” 

      

      Dans l’histoire de la spiritualité, de temps en temps, la conviction émerge que pour sauver son âme, il faut soumettre le corps à toutes sortes de privations et de mortifications. Cette attitude a donné naissance au cliché d’une sainteté individualiste, triste, douloureuse, ascétique, émaciée, anorexique: la douleur au détriment du plaisir.

 

      Je me souviens que, quand nous étions jeunes étudiants, pendant le carnaval, nous étions dans les Quarante-Heures: alors que tout le monde dehors s’amusait, se mariait et faisait une multitude de péchés, nous étions dans l’église pour réparer tout ce désordre et ce dégoût qui attristait si profondément le cœur de Jésus. Les danses et les fêtes? Comme Sodome et Gomorrhe, comme au moment du déluge: ils mangeaient, ils buvaient et ils se mariaient, jusqu’à ce que le déluge vînt et les emportât tous. Ce monde ingrat ne le savait pas, mais il aurait dû nous remercier: avec nos prières nous avions prolongé les termes de la colère divine! 

 

      Sérieusement, beaucoup de douleurs dans la vie sont en réalité faciles à supporter et encore plus intéressantes à raconter, sinon quel serait le sens du roman, du théâtre, de la mystique, du cinéma et du reality-show? Quel monde y aurait-il sans de la tristesse à partager? Au contraire, ce qui est insupportable, c’est précisément cette charge de plaisirs que le marché nous oblige à satisfaire. Puisque tout le monde naît avec la douleur d’exister, le marché promet un accès facile au bonheur, suscitant la convoitise de nombreux objets superflus parfaitement inutiles, pour inciter à leur achat.

 

      Comme des enfants gâtés par une mère-toute-sein, effrontés, sans vergogne et sans sentiment de limitation, à cause d’un père-absent-qui-devrait-représenter-l’autorité, nous nous sentons obligés d’être tout, d’avoir tout, de tout expérimenter, de tout savoir, avoir une opinion sur tout, de tout acheter ... En un mot: le plaisir pour éviter la douleur, un plaisir idiot, la tentation hédoniste qui écrase les personnes dans une consommation compulsive, boulimique et perpétuellement insatisfaite. Au début, la chose réussit, nous semblons tout heureux, mais ensuite l’expérience de la douleur revient et frappe, comme un compagnon inséparable, avec plus d’insistance qu’auparavant.

 

      Dans l’expérience quotidienne, la douleur et le plaisir alternent avec une régularité qui ne dépend pas de nous, et n’est pas en notre pouvoir de changer. Abandonnant l’ordre moral, le plaisir physique se retourne contre le bénéficiaire imprudent. Le poète Lucrèce l’admet: “Je ne sais pas quelle amertume naît du cœur même de chaque plaisir, et cela nous afflige même au milieu des délices” (1)  

 

      Un hiéroglyphe de 4000 ans, nommé “Chant de l’Arpiste”, dit: “Un homme est heureux quand il mange son pain. Profite de ce que tu as avec un cœur heureux, sans te retenir ... Suis ton cœur aussi longtemps que tu existes! Mets-toi de la myrrhe sur ta tête, habille-toi de fin lin, parfume-toi de vrais parfums exotiques ... N’aigris pas ton cœur ... Passe un jour heureux et ne t’en lasse pas. Regarde, il n’y a personne qui a apporté ses richesses avec lui! Regarde, il n’y a personne qui soit revenu!” (1) On dirait la dernière cigarette du condamné à mort.

 

      Jésus-Christ, en revanche, “… renonçant à la joie qui lui était proposée, il a enduré la croix” (Héb 12, 2). Il a fait le contraire d’Adam (donc de tout homme): il a renoncé à une joie en soi, pour mettre en œuvre un nouveau type de joie (ou de gloire): celle de la résurrection. 

 

      C’est une joie qui suit la douleur comme le fruit suit la fleur, une joie qui ne se manifeste pas avant la douleur, mais après. Il y a une belle différence entre le plaisir qui évite le sacrifice et le plaisir qui le suit.

 

      La croix est faite comme ça: il ne faut pas aller la chercher, car la vie nous la propose déjà. On peut l’accueillir comme une voile dans le vent: prise dans le juste sens, la direction sera également juste; prise de travers, le mât se casse et le bateau chavire. La croix, bien prise, nous porte; mal prise, elle nous écrase.

 

      Parfois le crucifère, c’est à dire le chrétien qui traverse un mal, une douleur, porte sa croix, en dénonçant en même temps l’absurdité absolue et l’inacceptabilité de sa situation. Il se révolte contre une prétendue volonté divine qui veut son mal, il se plaint avec la première personne qui se trouve à sa portée, il dit avoir été moqué par le destin, il dit que certaines choses n’arrivent qu’à lui, tandis que d’autres passent leurs bons moments. Il ne s’agit pas là  de porter la croix, mais de la placer sur les épaules des autres. Cette personne a oublié le temps de ses beaux jours, quand c’était à son tour de chercher une place au soleil. Si elle ne change pas de registre, sa douleur n’est pas finalisée, elle ne produit pas le salut. Tout au plus, la personne a raison sur un point: une croix sans la Foi et sans le Christ est une croix inutile, gâchée.

 

      Nous ne devons donc pas craindre la croix, mais nous ne devons pas non plus craindre le plaisir. Il y a des gens qui, à cause d’une éducation exagérée, pour ne pas perdre le contrôle d’eux-mêmes, ou pour ne pas paraître ridicules devant un public imaginaire, ont peur du plaisir et ne se le permettent pas, ils ne savent pas comment en récolter le fruit. Pourquoi? Voici: à chaque fois qu’il se présente, le plaisir est un facteur inconnu qui a le pouvoir de tout remettre en jeu. Pour un peu de plaisir, on peut brûler des fortunes ou prendre les directions les plus inattendues. En fait, il est important d’apprécier le plaisir, de lui donner sa juste valeur, de lui attribuer un rôle parmi d’autres événements qui rendent la vie belle. Cela fait partie de l’éducation: chaque personne a besoin de quelqu’un qui lui montre et qui lui donne la permission de jouir du fruit authentique, sans le confondre avec l’interdit.

 

      On pense que le sentiment religieux est contraire au plaisir. Voyons voir si c’est vrai. Le Talmud dit (dans la littérature juive ancienne): “Chacun doit rendre compte à Dieu de toutes les bonnes choses vues dans la vie et non prises” (traité de Quiddushin); “Ceux qui se privent de toutes bénédictions (donc de toute joie) sont des pécheurs” (traité Erubin, 54a) (2). Étonnant, non?

 

      Le mot le plus significatif est offert par un sage de l’Ancien Testament: “Va, mange avec plaisir ton pain et bois d’un cœur joyeux ton vin, car Dieu, déjà, prend plaisir à ce que tu fais. Porte tes habits de fête en tout temps, n’oublie pas de te parfumer la tête. Savoure la vie avec la femme que tu aimes” (Qoèlet 9, 7-9). Dans ce passage, l’homme est invité à embrasser non pas la femme occasionnelle ou inconnue, mais la bien-aimée, la mariée, “la femme de la jeunesse” (Pr 5, 18), dans un cadre d’intimité familière (3). Un peu de pain, une gorgée de vin et se retrouver le soir. Y a-t-il un plaisir plus grand que cela?

 

      (1) Cf. Gianfranco Ravasi, “Qoèlet”, EP Milano, 1988, p. 289, che cita: S. Donadoni, “La letteratura egizia”, Sansoni, Firenze 1967, 75-76

      (2) Cf. Gianfranco Ravasi, ivi, che cita: “The Talmud with englih translation and commentary”, Gerusalemme-Tel Aviv 1967;

      (3) Cf. Gianfranco Ravasi, ivi, pp. 290-291   

Télécharger
Télécharger la réflexion en Pdf
A-Ord-13 - PrendreLaCroix.pdf
Document Adobe Acrobat 81.5 KB