LA TENTATION INTERNE

Année A - I de Carȇme (Mt 4, 1-11)                                                                                         Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice

 

 

     “Pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: ‘Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez’ ” (Gn 3, 3) 

       

      Si dès le début Dieu dit que la création est bonne, d’où vient donc le mal? Puisqu’il n’existe pas de réponse exhaustive à cette question, d’excellentes intelligences préfèrent ignorer la question en niant le binôme du bien et du mal, en s’imaginant une morale au-delà du bien et du mal. Dans ce nouveau cadre de pensée, l’homme n’est ni bon ni mauvais, et ses actions n’ont pas de conséquences transcendantes. Il n’y a pas de récompenses pour les bonnes actions, ni de punitions pour les mauvaises; pas de récompenses pour la vertu, ni de punitions pour le vice. Saint ou criminel, peu importe. Dans ce nouveau contexte culturel, le mal n’est pas reconnu dans son drame, et la possibilité de perdre ou de gagner la seule chose qui nous reste, l’âme, n’est pas prise en considération. Le problème de la tentation ne se pose donc même pas.

 

      Revenons à la question classique: pourquoi le mal et la tentation de faire le mal existent-t-ils? Est-ce entièrement la faute du diable cornu, de la pomme d’Eve, ou est-ce Dieu qui teste la foi de l’homme pour vérifier sa résistance? Rien de tout cela. Le diable - s’il y en a un - chatouille simplement quelque chose qui est déjà en nous, si nous le laissons faire. Dieu, pour sa part, agit comme un père avec ses enfants: il fixe des limites et des règles pour les empêcher de se faire du mal, en attendant qu’ils deviennent adultes. En fait, la maturité de l’homme est dans son être divin: il y a en nous une aspiration à la divinité. Ce Dieu qui nous a créés, a placé en nous le désir d’être comme lui: libre, divin, créateur!

 

      Dieu avait interdit à l’homme de goûter aux fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il n’avait certainement pas interdit la connaissance en soi, et d’ailleurs l’homme détient toujours le pouvoir de donner un nom aux choses. En fait, avec les sciences actuelles, l’homme continue de faire de nouvelles découvertes et d’enrichir le catalogue de l’univers. Puis Dieu a dit: “Soyez féconds et multipliez-vous”. Adam a connu Eve et elle a donné naissance à un fils. La tentation n’était donc même pas de nature sexuelle, Adam et Eve n’étaient certainement pas destinés à vivre comme frère et sœur, cela aurait été le comble de la création. Adam était largement autorisé et légitimé à connaître Eve. La question de la pomme identifiée au sexe (théâtre médiéval) ou à la transgression sexuelle (les manifestations de jeunesse de soixante-huit) est une légende fausse et trompeuse. Même Apple a fait de la pomme croquée le symbole de son entreprise prospère, comme pour suggérer l’idée d’une bonne méchanceté: cueille la pomme, mais elle doit être une pomme prohibée, sinon cela ne t’amuse pas. 

 

      En réalité, dans la Genèse, ce fruit prohibé n’est pas un fruit physique, il n’est pas une Golden Delicious, il n’est pas un produit technologique, mais c’est une attitude humaine. Adam aurait dû reconnaître que Dieu est la Norme pour celui qui ne possède pas sa vie pour lui-même. En fait, la vie nous est donnée, non n’en sommes pas les titulaires, il faudra en rendre compte. Celui qui donne la Vie, donne aussi la Norme, et en fait c’est aux parents d’encadrer la vie de leurs enfants, jusqu’à ce qu’ils deviennent adultes, libres et créatifs. Il est clair que le fruit prohibé, plus précisément, représente la Norme, c’est la connaissance du bien et du mal. C’est ici, dans ce défaut de reconnaissance, que se manifeste cette affaire extrêmement grave de la tentation. Celle-ci est née en opposition à l’injonction divine qui met une limite à la liberté. Donc, le principe de la tentation est interne, ce pour quoi nous sommes tentés est en nous: nous sommes attirés par ce qui nous est interdit, le désir va dans la direction que nous ne devrions pas prendre. L’interdiction de cette seule chose que nous ne pouvons pas toucher nous rend nerveux, nous fait mal, nous attriste. Dans un beau film, le diable lui-même se présente à un avocat de carrière et explique ses arguments: 

 

      “Dieu aime regarder, il est un voyeur. Il donne à l’homme l’instinct, il lui  donne ce don extraordinaire, et que fait-il alors? Pour son plaisir, pour une distraction cosmique, il établit des règles contradictoires. ‘Regarder, mais pas toucher!’ ‘Toucher, mais pas goûter!’ ‘Goûter, mais pas avaler’. Et pendant que vous dansez et vous vous amusez, que fait-il? Il reste là qui se fâche de rire! Dieu est un sadique, un constipé, un patron absent. Et faut-il l’adorer? Non: mieux vaut pour moi être seigneur en enfer, que serviteur au paradis!” (1) 

 

      En donnant crédit à l’avocat du diable, un homme éprouvé est amené à penser que la tentation consiste à regarder mais pas toucher, comme le jeu cruel de certaines filles qui se proposent d’abord puis se retirent, juste le temps d’essayer la température de leur sex-appeal, sans se rendre compte du coup de sang qu’elles apportent aux yeux des garçons. 

 

      Mais la tentation - nous le répétons - ne vient ni de la chair ni du sexe;  en fait,  même un ange a péché. La tentation est plus subtile, elle est plus spirituelle, c’est quelque chose qui s’insinue dans l’esprit comme une idée étrange, une  frustration ou un sentiment d’infériorité: j’ai été privé de ... j’ai le droit de ... pourquoi lui et pas moi? … En fait, l’ange déchu voulait devenir comme Dieu. Adam et Eve voulaient défier une hypothétique jalousie de Dieu, devenant comme Lui. Les hommes ont construit la tour de Babel pour atteindre les sièges célestes et devenir comme les dieux. Israël voulait un roi pour devenir comme les autres peuples, et ainsi de suite ... Le péché de l’homme moderne se répète toujours de la même façon, cet étrange désir de vouloir être comme un autre, de s’habiller comme un autre, de chanter comme un autre, d’être riche comme un autre, avoir une maison ou une voiture comme un autre ... Voici le principe de la séduction: oublier sa propre vocation et vouloir être à tout prix comme un autre! La publicité existe pour cela, pour nous vendre les envies de quelqu’un d’autre!

 

      Le pape François dénonce une tentation socio-politico-religieuse particulière: les gens qui se battent pour conquérir les espaces de pouvoir, au lieu de privilégier les temps des processus. Des gens qui, prétendant tout résoudre, se présentent comme des sauveurs et agissent comme si rien n’avait été fait avant eux, comme si l’histoire avait commencé avec eux. Ils se sentent tellement importants qu’ils croient que sans eux une initiative ou une action associative est vouée à l’échec: voyons ce qui va se passer ... après moi, le déluge ... C’est une attitude ignoble et celui qui agit dans cet état d’esprit ne le fait pas consciemment. La communauté ecclésiale n’a pas besoin d’acteurs qui font ce théâtre, ni de gens qui, pour se sentir importants, amènent l’espion au prêtre, à l’évêque, au pape. Étrange, certaines personnes qui ressentent le besoin d’aller rendre compte aux supérieurs hiérarchiques de ce que d’autres disent et de ce que d’autres font, mais encore plus étrange, ces personnages haineux qui trouvent également des oreilles attentives dans les hautes sphères. Nous ne sommes pas appelés à occuper une place, ni à exercer le pouvoir: nous sommes là pour soutenir un dynamisme dont nous ne verrons pas les fruits. Donner la priorité au temps, signifie commencer des processus  impliquant d’autres personnes qui les réaliseront.

 

      Dieu crée l’homme libre, donc soumis à la tentation. C’est la liberté qui fait la différence. Si nous poursuivons le mirage de la liberté absolue, nous finissons par générer un monstre. Partout où il y a des catastrophes et des ruines dans le monde, il y a eu abus de liberté. Si, en revanche, nous acceptons une liberté limitée et réglementée par la Norme et par les relations mutuelles, nous réaliserons notre vocation humaine. L’exercice de la liberté implique donc une détermination: la personne libre doit mettre des bornes, des limites à ses actions. De manière … classique, elle doit  pouvoir s’engager dans une foi, dans une patrie, dans une famille, dans un champ à cultiver, dans une maison à construire, dans une mission à accomplir, dans un art ou une culture à exprimer. Les cornes du diable, la Golden Delicious d’Eve et les caprices divins n’ont pas assez de puissance pour déclencher la puissance d’une tentation. La tentation est à l’intérieur, elle habite ma liberté!

 

      Amen

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