LE JUGEMENT DERNIER

Année A - XXXIV Ordinaire (Mt 25, 31-46)                                                                             Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice 

 

 

      “Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui; il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs”

      

      Le Jugement dernier consiste en une séparation définitive claire et distincte entre ceux qui ont fait le bien et ceux qui ont fait le mal, entre la justice et l’iniquité. Dieu existe-t-il? La Justice existe-t-elle? Pour les Grecs, la justice était une divinité, Dike, qui agit dans un monde de guerres, de disputes et de querelles sans fin.

 

      De la déesse Dike découle le Droit, qui est fait pour régler les revendications des individus et des communautés. Sans le Droit, l’État ne pourrait exister. Le Droit était indiqué par un mot largement utilisé dans les tribunaux grecs: Cosmos (pour les Latins: ordinatus). En fait, la loi tend à mettre de l’ordre dans la coexistence humaine, en en faisant un Cosmos, un tout ordonné. Le concept juridique primitif de Cosmos a été transféré aux premières recherches sur la nature (d’où la cosmologie en tant que science). 

 

      En fait, même dans la nature, il y a des guerres, des querelles et des oppositions, qui sont les tremblements de terre, les tempêtes et les inondations. Les choses se battent toujours entre elles, mais Dike exerce également son autorité sur elles. Tout ce qui naît, qui se nourrit et se développe, le fait au détriment d’autres êtres qui naissent, se nourrissent et se développent. Le dieu Cronos (le Temps), pour mettre les comptes à niveau, a établi la fin de toute chose, pour que d’autres choses puissent commencer. Anaximandre explique le devenir et la mort des choses “comme une querelle judiciaire, dans laquelle ils doivent s’accorder réciproquement une amende et une compensation pour leur propre injustice, selon la peine du temps” (1)

       

      Les Grecs avaient une confiance inébranlable dans l’ordre du monde. Il est impossible de fouler aux pieds le Droit, car il finit toujours par s’imposer victorieux. La punition viendra tôt ou tard, pour rétablir le bon équilibre là où l’arrogance humaine a violé les limites. Châtier, rendre chaste, c’est remettre dans le bon ordre ce qui tend à tomber dans le désordre. Chez Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), le châtiment de la justice divine, Dike, se manifeste dans la mauvaise récolte, dans la peste, dans les avortements, dans la guerre et dans la mort. Pour Solon (640? - 558?  av. J.-C.) la punition survient dans le bouleversement de l’ordre social: guerre civile, rassemblements non démocratiques mais violents, personnes obligées d’émigrer et de tomber en servitude à cause de leurs dettes (2)

      

Selon ce point de vue, l’inondation de Florence en 1966, l’effondrement du barrage de Vajont en 1963 et la pandémie actuelle de Covid-19 sont les expressions d’une justice divine, Dike, qui équilibre les comptes déséquilibrés par les interventions humaines imprévoyantes. Après des décennies de déforestation et d’abus de construction, il est clair que tôt ou tard le fleuve reprendra ses droits sur le fond de la vallée. Après deux-trois siècles d’industrialisation et de mondialisation sauvage, il est logique que tôt ou tard un signal devait arriver, de la Terre Mère. Mais il y a quelque chose d’étrange dans ce type de justice qui ne touche que les habitants du rez-de-chaussée, épargnant ceux des étages supérieurs. C’est une justice injuste, comme toute justice terrestre. Pour les chrétiens, la justice n’est pas de ce monde, mais se manifestera un jour spécial, où le temps se terminera également: le Jugement Dernier et Universel, qui est devenu entre autres source théologique de culture et de tradition juridique.

     

      “Le ‘Dies irae’, composé au XIIIe siècle, est traversé par le thème du conflit entre justice et pardon, et leur réconciliation finale dans le jugement divin de la fin des temps. La peine du purgatoire était prévue pour tous les chrétiens, à l’exception de ceux qui étaient au ciel (les saints) ou en enfer (les impénitents). Au purgatoire, tout le monde était puni indépendamment de son rang, selon les péchés commis. Le Jugement dernier était l’équivalent d’une grande démocratie cosmique. Le purgatoire était un exemple d’une grande démocratie chrétienne. Dans l’exposition ardente de Dante Alighieri, les papes et les empereurs souffraient au Purgatoire avec les serviteurs et les brigands. Le seul principe qui distingue le sort des individus est la détermination de la peine en fonction de la gravité des péchés personnels” (3)

     

      Mais les croyants et les politiciens d’aujourd’hui ont une idée étrange de la justice. Il y a une tentation de traiter la justice comme une affaire personnelle, du Premier ministre (Berlusconi en a été un maitre inégalable) au dernier citoyen, et il y a ceux qui pensent qu’à la fin du monde même le diable se convertira à Dieu, déchirant la justice divine et obtenant une méga galactique amnistie miséricordieuse. Avec une telle prémisse, avec une telle culture, ce qui réduit la catéchèse de Dante à une vision poétique, voire comique, la distinction entre le bien et le mal s’effondre, la coexistence civile s’effondre, tout l’univers s’effondre.

      

      Il est évident que nous n’y croyons plus, au Jour du Jugement, ou nous l’imaginons très loin, dans des millions d’années, quand le soleil s’éteindra. Mais l’Évangile nous prévient: imbécile, ta vie te sera demandée ce soir même!

 

      Il existe une proximité entre le Jugement Universel et individuel. La fin du monde a quelque chose à voir avec ma fin personnelle. Le fait que l’Italie, championne du monde, devant une équipe artisanale comme la Suède, n’ait même pas passé le premier degré de jugement pour être admise à la Coupe du Monde (édition 2017), signifie que tous ces millions d’euros, tous ces joueurs super payés, super gâtés et super choyés par un flot de gens stupides et naïvement idolâtres qui les suivent, ne suffisent pas à garantir même la minimale des victoires. Cela signifie que moi-même je peux être assez bon pour accomplir les miracles de Padre Pio, mais que je baisse la garde un seul instant, l’action du plus stupide des diables suffira à compromettre le résultat final!

 

      À la fin du match universel, il y aura le dernier coup de sifflet et la dernière sentence sur le monde et sur l’histoire, mais ce n’est pas que je doive m’effrayer pour ça, bien au contraire! L’innocent qui se présente devant une cour de justice n’a rien à craindre: la personne dont les droits ont été bafoués, sautera de joie en sachant que finalement il y a un juge suprême et une cour sans appel qui établit la justice juste une fois pour toutes!

 

      Alors nous aussi, avec cette liturgie, allons à la rencontre du Maître, un homme comme nous, que nous rencontrerons un jour comme juge! Pas le juge politisé, influençable, pervers, vendu, un juge rémunéré par des pots de vins; pas l’arbitre qui mérite des insultes faciles, mais le juge juste qui m’apporte enfin la sentence qui me revient!

 

      (1) (2) Cf. Werner Jaeger, “Paideia”, La formazione dell’uomo greco, Bompiani 2003, pp. 214; 264-266

      (2) Cf. Harold J. Berman, “Diritto e rivoluzione”, Le origini della tradizione giuridica occidentale, Il Mulino, 1998, p. 182-183

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