SOIXANTE-DIX FOIS SEPT FOIS

Année A - XIV  Ordinaire (Mt 18, 21-35)                                                                                 Réflexion sur l’Évangile du dimanche et des Fêtes

par Andrea De Vico, prêtre                                                          

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue;

Anne Mayoraz, éducatrice   

 

 

      “ ‘Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner? Jusqu’à sept fois?’ Jésus lui répondit: ‘Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. Ainsi, le royaume des Cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes …’ ”

      

      Dans l’histoire des relations personnelles, les offenses reçues représentent le plus tragique des chapitres. Nous parlons souvent de ce que d’autres nous ont fait, mais nous sommes moins disposés à reconnaître ce que nous-mêmes avons causé à d’autres. Nous sommes sensibles à ce que les autres nous font, mais nous accordons beaucoup moins d’attention à ce que nous faisons aux autres. Habituellement, personne n’est disposé à reconnaître l’offense commise.

 

      Lorsque nous regardons les fautes des autres, nous prenons une position de juge externe. Par exemple, je vois un automobiliste sortir avec arrogance d’une rue latérale pour s’engager dans la rue principale, et mon jugement facile dit: criminel, enlevez-lui son permis! Je vois le défaut dans toute sa gravité, et justement je m’en indigne, il y a les lois, les juges, les procédures ... Si au contraire je pense que cet automobiliste imprudent aurait pu être moi et que la police manifeste l’intention de retirer mon permis, je me vois dans une mauvaise situation et je leur demande de me comprendre: j’ai été distrait, j’étais pressé, je serai plus prudent ... Si je sors des ennuis, je me sens heureux et satisfait. Alors, quand je juge, je dois essayer de me mettre à la place de la personne que je juge!

 

      Une question se pose donc: dans quelle mesure dois-je tolérer un tort? Le Chant de Lamech est un fragment de poésie inséré dans l’histoire de la Genèse: “Pour une blessure, j’ai tué un homme; pour une meurtrissure, un enfant. Caïn sera vengé sept fois, et Lamek, soixante-dix-sept fois” (Gn 4, 23-24). La loi antédiluvienne de la violence, c’est-à-dire l’éclatement de la vengeance, n’admet pas de pardon. L’indemnisation pour vengeance s’élève à soixante-dix-sept fois le tort subi.

 

      Avec l’histoire de Caïn et Abel, la coexistence entre frères a immédiatement révélé une fragilité structurelle. L’histoire des descendants de Caïn montre comment la violence initiale peut se magnifier hors de toute proportion, jusqu’à soixante-dix-sept fois, malgré les progrès culturels, artistiques et technologiques. Si Caïn frappe son frère pour une raison religieuse (Dieu aime les sacrifices d’Abel plus que les siens), Lamech le fait pour une simple égratignure. Si Caïn pleure sa culpabilité, Lamech est fier de ses prouesses vengeresses: plus il agit avec violence, plus il en est heureux. Si Caïn invoque l’atténuation de la punition de Dieu, Lamech confie sa sécurité à l’arrogance des guerriers. Si le meurtre de Caïn autorise une vengeance égale à sept fois le sang versé, une petite blessure de Lamech provoquera une vengeance soixante-dix-sept fois.

 

      On peut dire que la Loi de Lamech est la même loi pratiquée aujourd’hui par les membres de la mafia, compte tenu de ce qu’ils font. Le progrès culturel, artistique et technologique ne garantit pas à lui seul la maîtrise de la violence exprimée, par exemple, dans la course aux armements ou dans les relations quotidiennes. Nous sommes très intelligents pour affûter les armes, mais extrêmement stupides pour les utiliser.

 

      Certains textes bibliques, pour contenir la violence inhérente à l’être humain, imposent le pardon jusqu’à trois fois (cf. Gn 50, 17; Am 2, 4; Gb 33, 29). La même loi de représailles, exprimée dans le fameux œil pour œil, dent pour dent, constitue un progrès civil de la coexistence humaine.  Si tu m’as arraché un œil, je n’ai pas le droit de te tuer, mais je dois juste t’aveugler d’un œil comme tu l’as fait pour moi. Il serait intéressant que les membres de la mafia respectent la loi du talion, il y aurait beaucoup plus de justice, même entre eux.

 

      Au temps de Jésus, les pharisiens en ont fait une question de précision légaliste: combien de fois dois-je pardonner? Jésus répond en inversant la perspective de la vengeance: si Lamech s’énervait jusqu’à soixante-dix-sept fois par rapport à la quantité du tort subi, la réponse du pardon doit être similaire, voir même plus: soixante-dix fois sept fois. En d’autres termes: pour être un vrai pardon, la force du pardon doit être inversément proportionnelle aux sentiments de la violence vindicative.

     

      Le pardon est une chose sérieuse, difficile, parfois impossible, mais Jésus fournit une bonne raison de le pratiquer, grâce à un exemple invraisemblable mais clair: un serviteur qui devait au roi la somme astronomique de dix mille talents, mais qui parvient à se faire pardonner en faisant une scène et en déclarant sa bonne volonté. Le roi prend la situation à cœur et il le laisse partir. Après son amnistie, fort d’une liberté retrouvée, ce serviteur attrape un subordonné et le traite durement, pour récupérer la misérable somme de cent deniers, une chose minimale, comme l’égratignure de Lamech. Son besoin implacable ne connaît aucune attente, aucune tolérance! Une énorme dette a été remise, mais lui-même est incapable de se passer de quatre sous. Le roi avait eu pitié de lui, mais maintenant c’est à son tour d’agir comme un tyran offensé, ce qui n’est pas la fin attendue.

 

      La morale de l’histoire: ceux qui refusent de pardonner, ou cherchent des excuses pour ne pas pardonner à ceux qui demandent pardon, vivront la même fin que celle qu’ils souhaitent aux autres. En fait, la parabole montre que nous ne pouvons pas nous abstenir de pardonner, quand nous avons nous-mêmes de plus grandes choses à nous faire pardonner!

 

      Il y a deux mouvements que nous devons apprendre à redécouvrir: je te demande pardon, je te pardonne. Jamais à sens unique: le pardon doit être demandé et offert. Soyons des gens qui savent demander pardon et offrir le pardon.

      

Le contraire du pardon est la rancune, un sentiment qui avec le temps devient comme un mur de trois mètres d’épaisseur et qui, en relation avec les autres et avec Dieu, me fera finalement me sentir perdu moi-même. D’un autre côté, il y a des personnes qui voudraient pardonner, mais qui n’y arrivent pas. Elles voudraient oublier, mais c’est impossible à cause du poids du passé, des fantômes des événements anciens.

 

      Le ressentiment est une chose humaine, mais pour le Seigneur, peu importe ce que tu ressens, c’est ce que tu veux qui lui importe. Si tu veux pardonner, si tu veux le faire, tu as déjà pardonné. En fait, dans l’expérience mystique, le désir d’aimer le Seigneur est déjà l’amour!

     

      Amen

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