LE “TROISIÈME ÉTAT” DE LA CULTURE DES JEUNES

Réflexion par Andrea De Vico, prêtre,

en l’occasion de la CODIJE du 11 nov. 2019 

correction française: Nicolas Donzé, toxicologue

 

 

      Dans notre expérience sensorielle ordinaire, la matière se présente en trois états possibles: solide, liquide, gazeux. Dans l’état solide, les molécules sont liées les unes aux autres et organisées pour former une structure compacte et ordonnée. Dans l’état liquide, les molécules se déplacent mais restent sous forme d’un ensemble compact. Dans l’état gazeux, les molécules sont indépendantes les unes des autres: elles occupent tout l’espace disponible, de manière totalement désordonnée. Les trois états de la matière nous donnent une métaphore utile pour comprendre la société, la culture et la spiritualité. Nous avons ainsi les idées d’une “génération solide”, basée sur le principe de l’autorité; une “génération liquide”, en mouvement permanent et avec une certaine propension au consumérisme; et une “génération gazeuse”, qui s’investit et se sent à l’aise dans l’informatique et dans le “cloud”. 

 

      La “génération solide” se reconnait dans les valeurs traditionnelles, “Dieu, famille, patrie, école, culture, éducation, travail ... ” et les valeurs correspondantes impliqués: la dévotion, la générosité, l’étude, l’honnêteté … Cette génération a vécu un modèle éducatif solide et pyramidale, fondée sur la puissance de la tradition, sur la fidélité au passé, sur l’autorité des prêtres et des enseignants construits sur le calque de l’autorité paternelle. À l’université, le tout premier souci d’un professeur était de montrer aux jeunes “les fondements” de la matière qu’ils enseignent, pour mieux baser la “solidité” des connaissances. Le catéchisme de Pie X, fait “question et réponse”, offrait des certitudes bien harmonisées avec le contexte de la religiosité traditionnelle. On demandait par exemple aux enfants: “Qui est Dieu?”, et ils devaient en tout cas répéter une réponse apprise par cœur : “Dieu est l’être le plus parfait, Créateur et Seigneur du ciel et de la terre”. Une concentration de philosophie aristotélicienne et de théologie thomiste proposée aux plus petits!

 

      À la génération “solide” des pères, a succédé la “génération liquide” de leurs enfants. C’est la génération d’après-guerre, qui en quelques années est passée du manque à la surabondance, à l’urbanisation forcée, au relâchement des liens familiaux, à une école démocratisée mais idéologique, qui les a appauvris en notions et en culture. C’est la génération de la rupture, celle qui a exprimé la révolte contre la figure paternelle et toute autre autorité. Les pères abdiquent leurs rôle de premiers éducateurs et s’absentent. Ainsi, la société se maternalise, et le consumérisme qui en résulte produit des enfants gâtés, de moins en moins sûr de leur masculinité, et avec des confusion quant à leurs rôles sexuelles.

 

      Cette génération a vécu le début de la télévision, l’utilisation de la télécommande, la naissance des nouvelles technologies … L’espérance d’une vie prolongée a produit chez elle une euphorie faustienne: le mythe de la jeunesse éternelle, être jeune, sembler des jeunes, s’habiller, chanter, danser et se divertir comme les jeunes … L’idée de la jeunesse a été assimilée à celle du bonheur: si tu es jeune, tu as tout. Mais ces éternels adolescents de la génération liquide se sont aussi révélés incapables d’éduquer: comment pourraient-ils enseigner aux jeunes qu’il y a quelque chose pour lequel il vaut la peine de s’engager, s’il n’y a rien de mieux que d’être jeune?

 

      “La vie liquide” de Zygmunt Bauman décrit une société “en voie de liquéfaction avancée”, où les relations humaines deviennent flexibles plutôt que durables. Nos sociétés contemporaines sont des univers sans repères, dans un mouvement permanent. La vie est assujettie au temps et à la consommation. Tout doit disparaître vite pour laisser la place à du “nouveau”. C’est le règne du jetable, car chaque chose jetée permet l’acquisition d’une nouvelle chose. Plus l’utilisation est courte, plus cela va vite, mieux c’est: le mouvement des flux en est facilité, l’économie tourne. Il est alors important d’être dans la course, sans défaillances, tout le temps performants, adaptables, modifiables et transformables.

 

      Enfin, nous avons une troisième phase, l’actuelle, la “génération gazeuse” des petits-enfants qui assistent à la naissance d’une nouvelle culture, gazeuse, raréfiée, abstraite, évanescente. En effet ce sont les jeunes les premiers à s’acclimater aux changements. Par exemple, les jeunes ont toujours été des grands auditeurs de la musique et des grands consommateurs de films, mais aujourd’hui chez eux il n’y a aucune trace de LP, de CD, de VHS ou DVD: tout a été refoulé dans les espaces non physiques d’un petit appareil. Toute la littérature, toute la musique et toute l’art qui ont été produits par les êtres humains est en cours de migration dans un nouvel univers virtuel: le “Cloud”, un “nuage” gazeux et métaphorique qui représente l’état de dématérialisation de notre culture. Même l’économie se comprend par la métaphore de la “gazéification”: on parle de “bulles spéculatives”. Dans les banques, l’argent s’abstrait et il se volatilise: toute transaction est numérisé.

 

      Si autrefois le binôme le plus courant se présentait sous forme de “esprit-matière”, dans cette dernière époque c’est le bien plus éphémère et holographique mot d’“information” qui prend le relais sur la “matière”. La question la plus courante qu’on retrouve même dans les films (cf. “Matrix”) est: “de quoi est faite la réalité?” “La matière est devenue nébuleuse et transitoire” (Penrose). En effet, le statut de l’information ouvre une nouvelle dimension ontologique prometteuse, mais ambiguë: elle est immatérielle, incorporelle et abstraite, elle n’appartient ni au royaume de l’esprit ni au rationnel. Le concept de l’“information” et les supports informatiques s’affirment dans toutes les sphères de la connaissance: on parle d’information génétique, électrique, quantique, numérique, biologique … Une tâche intéressante pour les scientifiques, les philosophes et les théologiens. Ce concept est le principal responsable de l’évaporation de la culture “solide” à partir de laquelle nous avons commencé.

 

      Chez la “génération gazeuse” la religion s’exprime, bien sûr, mais pas au sens traditionnel du terme. Il s’agit d’une religiosité qui tend à une expérience émotionnelle et autoréférentielle, fermée en soi et non ouverte aux autres, répondant uniquement à des besoins personnels. C’est un modèle qui fuit le modèle de l’histoire, de la chair, de l’engagement. Elle est centrée sur l’évanescence et la brumosité de l’expérience spirituelle.

 

      De l’autorité de la génération solide, à la consommation de la génération liquide, à l’information de la génération gazeuse.

 

      Mais il est probable que, heureusement, l’“information” n’est pas si “évanescente” que ça, et que le “monde virtuel” a sa propre réalité à lui, il n’est tant “virtuel” que ça. Les états de la matière sont interchangeables, et les jeunes s’y adaptent facilement, ils s’y sentent à l’aise. Un nouveau monde s’annonce. On ne sait pas qu’est-ce que ce sera, mais j’ose penser qu’il sera meilleur!

 

      Fin

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